Carlotta Nobile, un concerto pascal
© Manuela Morgia (2009) - www.carlottanobile.it
12 avril 2013. Carlotta Nobile, une jeune violoniste renommée, écrit au Saint-Père nouvellement élu. Quelques jours plus tôt, à l’occasion du dimanche des Rameaux, le Pape François a invité les jeunes à porter leur croix avec joie. Carlotta a bu ces paroles, alors qu’elle-même se bat contre un cancer.
L’homélie l’a transformée. Voici les termes de sa lettre : « Cher Pape François, tu as changé ma vie. Je me sens honorée et privilégiée de pouvoir, à 24 ans, porter la croix dans la joie. Je sais maintenant que le cancer a guéri mon âme, dénouant tous mes écheveaux intérieurs et me faisant le don de la foi, de la confiance, de l’abandon et d’une immense sérénité au moment où ma maladie se révèle plus grave que jamais ».
Née le 20 décembre 1988, Carlotta est originaire de Bénévent, près de Naples. Par sa mère Adelina et son père Vittorio, la future musicienne descend de grandes familles de la cité. Conçue une nuit de Pâques – tout un symbole, comme nous le verrons – elle est baptisée en l’église Sainte-Sophie, un des rares chefs d’œuvre d’architecture lombarde ancienne qui nous soit parvenu. La grand-mère Mina a un rôle important dans l’éducation de Carlotta, transmettant sa culture et contribuant à construire une charpente morale qui lui restera toute la vie.
Son parcours porte le sceau d’une certaine excellence : Carlotta parvient toujours à être la meilleure, sans pourtant écraser les autres. Dans Le Silence des mots cachés, un livre composé à 16 ans, Carlotta confie : « Je veux m’entourer de personnes qui me soient grandement supérieures et sachent me conduire aux sources parfois difficilement accessibles de l’inspiration, de la passion, de la dévotion totale à ce monde [de l’art]. (…). Ce que je veux, c’est apprendre. Grandir. Toujours. »
À 3 ans, une boîte de peinture la fait entrer à sa manière dans l’univers artistique. C’est pour elle si merveilleux qu’elle néglige de se laver les mains ensuite, désirant « rester colorée ». Le jaune, le rouge, l’orange ont sa préférence, parce qu’elle sont le signe de l’intensité de la vie. Exit donc ce qui ne traduit pas celle-ci, à commencer par le marron ! Les couleurs auront toujours une place choisie dans le monde de Carlotta.
Grandissant, l’artiste en herbe voue un amour fou aux livres. Sa bibliothèque comprendra des milliers d’ouvrages … lus, pour la plupart ! Carlotta est également une plume qui parvient à être publiée. Après son livre Le silence des mots cachés, vient pour ses 20 ans Oxymoron, puis une troisième œuvre durant sa maladie. Dans un entretien, elle révèle : « L’écriture a toujours été l’une de mes grandes passions, au même titre que l’art et la culture au sens le plus large. Je suis une amoureuse incurable de la beauté, de l’inspiration créatrice et des mots, des sons. De tout ce qui a le pouvoir de charmer et d’enchanter ».
Cependant, Carlotta est avant tout une violoniste. « Quand Maman joue du violon, je m’envole au paradis » écrit-elle en classe de primaire. Dès ses 4 ans, Adelina l’initie à l’instrument qui devient l’âme de sa vie.
De plus, ses parents, grands voyageurs, lui font parcourir le globe. Leurs pas les conduisent notamment en France. C’est ainsi qu’en 2007, Carlotta séjourne à Rouen et est séduite par la figure de sainte Jeanne d’Arc. La route se poursuit à Deauville dont le paysage inspirera Oxymoron et habitera toujours Carlotta. Ses connaissances se développant, l’Italienne guide les siens dans des musées de peintures de toutes époques. Les expositions d’art contemporain l’intéressent aussi. Régulièrement, elle consigne dans des carnets les impressions que les œuvres laissent en elle.
Parcourant le monde, elle cherche aussi à mieux comprendre les peuples et à recueillir leurs enseignements. À un moment, elle avoue avoir presque toujours un billet de train dans son sac. Pratiquement toutes les grandes villes d’Europe la verront passer. Carlotta apparaît comme une véritable amie de la culture, d’autant plus qu’elle apprend le latin, le grec, parvient à maîtriser parfaitement l’anglais et très honorablement le français.
À partir de 2006, primée au conservatoire de Bénévent pour sa maitrise du violon, Carlotta se consacre encore plus à la musique : elle devient élève de deux académies internationales à Florence et Venise avant de gagner Salzbourg. Durant ces années, elle suit des cours de grands noms comme Pavel Vernikov ou Pierre Amoyal et remporte de multiples concours. À 21 ans, elle est nommée directrice artistique de l’orchestre de chambre de l’académie Sainte-Sophie à Bénévent.
Parallèlement, en 2007, Carlotta s’inscrit à un master d’études d’histoire de l’art à l’université de la Sapienza. Ces études historiques l’amènent à rédiger un mémoire sur un précurseur du surréalisme, Alberto Martini. Le travail est récompensé par la note maximale et les félicitations du jury. Carlotta prolonge son cursus dans la même université, le complétant notamment par des cours à Cambridge et suivant à New York une formation de commissaire d’exposition.
Le cœur de toute sa vie est la musique, mais pour bien entrer dans celle-ci, elle explore les autres arts et cherche à faire l’expérience de la beauté dans sa totalité. « Le seul véritable enrichissement de l’âme, écrit-elle, consiste en l’acquisition du pouvoir d’appréhender en une seule fois de multiples choses comme un tout. »
En 2014, la Sapienza saluera d’ailleurs ses « recherches d’une extrême finesse sur les rapports entre musique, écriture et arts plastiques », donnant alors son nom à un amphithéâtre. En 2017, le directeur de la même université parrainera le premier prix Carlotta Nobile pour le meilleur mémoire sur les liens entre musique et arts plastiques (cette récompense sera l’initiative d’un centre d’études créé en 2015 au nom de la violoniste et en faveur des jeunes). On le voit, la contribution scientifique de Carlotta réside particulièrement dans la recherche d’une vision unifiée de l’art.
De plus, passionnée pour le monde numérique, elle inaugure en 2010 son premier site Internet, www.carlottanobile.it. Ce n’est pas un début dans l’univers numérique, puisque l’on peut mentionner auparavant un blog : « Un violon noir dans la neige ».
Brillante et déterminée, la jeune fille vit également de riches amitiés. À l’adolescence, avec l’une de ses sœurs de cœur qui le demeurera jusqu’à la fin, Carlotta prend pour devise per aspera ad astra, « par des chemins ardus jusqu’aux étoiles ». Vers la même époque, ses relations avec Adelina se font plus difficiles, ce qui ne l’empêche pas de se confier à celle-ci.
Douée d’humour, la violoniste désire croquer la vie à pleine dents… au point que le sel lui est comme inutile. Depuis toujours, elle est insensible au goût du sel. Un jour, ses amies salent généreusement son café, mais elle ne s’aperçoit de rien et boit tranquillement la drôle de boisson sous les regards amusés des filles !
Pourtant, malgré sa forte volonté, ses grands désirs et ses grandes réalisations, la jeune fille est assez tourmentée. Selon elle, le monde est riche de beauté, mais se présente également comme un océan déchaîné. L’adolescente se définit elle-même comme un chêne sans racine. Elle écrit dans Oxymoron : « Ce que je voudrais, c’est un port où m’arrimer, un débarcadère solide et puissant. Je voudrais me fonder sur un sol qui me servirait de brise-lames ».
Un premier événement lui permet de dénouer les fils de son monde intérieur : la rencontre de son fiancé, Alessandro. Calotta l’appelle son roc, son phare, son équilibre... Tous deux apprennent à se connaître en 2010, alors qu’ils se sont déjà rencontrés plus tôt au conservatoire de Bénévent. Lui voit en elle un être « habité par un désir immense de goûter chaque instant de l’existence avec toute la profondeur et toute l’intensité possibles ». Les trois années de cette relation leur permettent de former un vœu : donner plus tard naissance à une fille. Ils désirent l’appeler Vittoria, ce qui est presque une leçon de vie. De fait, comme le dira Carlotta en 2013, « la vie la plus belle est celle où chaque chose est une conquête ». Cette idée lui tient à cœur : « Au fond, je crois que remporter des victoires avec facilité revient en quelque sorte à perdre ».
Cependant, le 5 octobre 2011 est marqué par l’annonce d’un cancer : un de ses grains de beauté au mollet gauche s’est transformé en mélanome. Après l’opération, la jeune fille sort avec une cicatrice et trois mois de répit. Pour parler de cette victoire sur la maladie, elle utilise Facebook et crée début 2012 « Le cancer et après », un lieu d’échange qui attire plus de 1000 abonnés en quatre mois.
La pause est de courte durée puisqu’en mars, il devient clair que le « crocodile » s’est réveillé et atteint désormais d’autres parties du corps, si bien qu’en avril Carlotta compte près de 50 cm de cicatrices. En août, elle inaugure un blog interactif avec le même titre, « Le cancer et après ». Ce dernier attire 8000 visiteurs en un mois. Signant d’un simple C., la violoniste offre des messages qui inspirent l’espoir à un nombre immense de personnes. Ce n’est qu’après sa mort que les internautes connaîtront avec émotion l’identité de « C. ».
En septembre 2012, la malade publie sur YouTube une vidéo de la même la tonalité. On retrouve des paroles semblables dans l’interview à une revue en ligne destinée aux soignants du cancer : « Je ne sais même plus combien de centimètres de cicatrices j’ai maintenant sur le corps. Et pourtant, je les aime toutes, parce qu’elles sont le point d’intersection de mes ailes ! (…) Je fais confiance à la douleur pour se convertir en énergie nouvelle, en passion et en détermination, de sorte qu’à la fin elle sera mon titre de gloire et ma plus grande réussite ».
Cependant, en octobre 2012, Carlotta fait le bilan d’un an de maladie : fière de s’être bien battue, elle comprend que sa difficulté principale réside dans l’absence de paix profonde. Son caractère tourmenté n’a décidément pas changé. Par ailleurs, au fil des mois, son combat évolue : c’est à présent son désir de future maternité qui lui fait aller de l’avant. Quoi qu’il en soit, rares sont les moments de colère ou d’accablement durant tous les mois de son cancer.
En février 2013 apparaissent les premiers signes de métastase au cerveau. Carlotta achèvera son pèlerinage terrestre le 16 juillet 2013. De nombreux journaux (la Stampa, le Corriere della Sera…) et télévisions (comme TV2000) évoqueront ensuite cette vie dense dont la principale surprise apparaît dans la dernière ligne droite, véritable couronnement du parcours de Carlotta.
Le 4 mars 2013, la violoniste vit une expérience spirituelle. Son cher frère Matteo a prié intensément pour qu’elle reçoive une grâce de foi et de paix… et c’est ce qui arrive. Évoquant ce jour, elle affirme sur son blog qu’elle est devenue ce qu’elle a toujours cherché en vain à être : sereine. La transformation n’a duré qu’un instant : « au réveil d’une crise comme les autres [j’ai] rouvert les yeux et j’étais une autre ». Par cette lumière, elle parvient à s’aimer d’un amour inconditionnel, malgré ses limites : « Je suis guérie dans mon âme. Et je me considère comme la personne la plus chanceuse au monde ». Carlotta précise : « En cet instant, on comprend que c’est justement le cancer qui nous a guéri l’âme, qui a ramené un ordre dans ce qui fait l’essence même de notre vie ».
Où en est alors Carlotta au plan spirituel ? Durant son enfance, elle a bénéficié d’une éducation chrétienne. Un événement marquant fut sa Première communion à 6 ans et demi, préparée par Sœurs de la Charité de Sainte Jeanne-Antide Thouret. Elle a aussi étudié à l’ « Enfant Jésus de Prague » à Bénévent. À l’adolescence, même si la foi ne cessa de demeurer un refuge, elle a pourtant pris un peu de distance avec cet univers, se vouant à ses études et au développement de ses talents.
Ainsi, alors que les valeurs fondatrices de son éducation ne se sont jamais perdues, la violoniste n’est pas pratiquante au moment de son cancer et n’appartient à aucun groupe chrétien. Dans la biographie au titre éloquent En un instant, l’infini (traduite en français chez Artège), Filomena Rizzo et Paolo Scarafoni considèrent que Carlotta représente bien ceux qui sont « loin » : hors du rayonnement visible de l’Église.
Un second événement illumine Carlotta dans sa dernière ligne droite : l’homélie des Rameaux prononcé par le Pape François. C’est pour elle une révélation. L’invitation à porter sa croix dans la joie génère en elle quelque chose de grand : elle la met en route sur un chemin de grâce, celle d’une foi vécue dans l’abandon total à la volonté de Dieu.
Quelques jours après, le Vendredi Saint, a lieu le troisième événement fondateur de son cheminement de foi. Il est quatorze heures environ. Don Giuseppe Trappolini, curé de la paroisse Saint-Jacques sur la via del Corso, au centre de Rome, poursuit sa permanence dans l’église qu’il n’avait pas quittée depuis des heures. Il désire répondre en cela aux paroles que le nouveau Pape lui a dites la veille lors d’un déjeuner : garder ouvertes les portes de l’Église. C’est alors que Carlotta entre aux côtés de son fiancé. Don Trapploni reçoit son témoignage ainsi que sa confession.
Le prêtre fait ensuite part au Saint-Père des fruits de l’homélie des Rameaux. En retour, François prend des nouvelles de Carlotta auprès de Don Trappolini. C’est à ce moment que la violoniste écrit la lettre évoquée plus haut. Le Pape projette de rencontrer Carlotta, mais cela ne pourra pas se faire à cause des traitements de Carlotta et de l’évolution de la maladie.
Peu après, la jeune fille participe à une initiative de Donatori di musica. Il s’agit d’un réseau de musiciens, soignants et bénévoles offrant des concerts dans les hôpitaux, spécialement dans les services d’oncologie. Dans ce cadre, le grand pianiste Martin Berkofsky, lui aussi atteint d’un cancer, traverse l’Atlantique. Selon son désir, il fait une tournée de trois jours en avril 2013 avec Carlotta. Ces concerts constituent un sommet dans la carrière de la violoniste.
À l’occasion de cet article, Adelina nous confie : « Il est incroyable de penser que ma fille – qui pendant toute sa très courte vie en a cherché le sens à travers les études, la culture, la musique et l’art – a réussi ensuite dans ses trois derniers mois terribles de sa maladie à trouver la réponse à toutes ses questions dans la présence vivante et palpitante du Seigneur dans son histoire difficile... »
Comme l’affirme un témoin, elle « a vécu vingt-quatre années comme si celle en avait vécu cent. Car elle a tout fait, tout et plus ». Cependant, cette abondance d’activités n’est pas le signe d’un éparpillement : au contraire, on a vu que son intuition résidait dans la possibilité de trouver ce qui unifie les réalités diverses. À la fin de sa vie, Carlotta trouve dans l’expérience chrétienne ce qu’elle a recherché : la foi pascale lui offre la vision d’ensemble sur le sens profond des choses. Les diverses lignes de sa vie convergent vers ce point d’aboutissement. (1)
Certes, c’est bien la croix qui se présente à elle – mais depuis la Pâque du Christ, celle-ci est déjà éclairée par la clarté joyeuse de la Résurrection. Carlotta trouve ainsi une forme de synthèse entre la croix et la joie, ce qui est le signe d’un grand avancement spirituel. Ainsi, Carlotta peut-elle écrire après une messe : « Seigneur, tu es ma lumière et je suis fière de porter ma croix à 24 ans si Tu es avec moi ! Seigneur je Te dis merci ». Lors de sa dernière nuit sur terre, elle répète cette même phrase de remerciement.
Dans la dernière période, Adelina peut alors recueillir de sa fille ces paroles étonnantes : « Le cancer est la meilleure chose qui me soit arrivée… », « J’aurais pu rater la meilleure partie de moi-même », « C’est vraiment la chose dont je suis la plus fière ». Ou, comme aime à le répéter Carlotta, ses cicatrices sont les « points d’intersection de ses ailes » : celles de la liberté et de l’amour, de la foi et de la joie. Elle affirme également : « Il y a des batailles que nous n’avons pas choisies, mais il y a aussi LA VIE, et elle, je ne renoncerai jamais à la choisir ! » Abbé Vincent Pinilla, fstb
(1) On peut tenter une interprétation de cet itinéraire. Dieu est à la fois la Vérité, l’Amour et la Beauté. Dans l’unique Réalité divine, tout ne fait qu’un : nous changeons simplement de point de vue lorsque nous parlons de Vérité, d’Amour ou de Beauté en Lui. Il est possible de comprendre qu’une âme assoiffée comme celle de Carlotta ait recherché par diverses disciplines et expériences les « reflets diffractés » d’une unique richesse, Dieu lui-même. En même temps, Celui qui est Vérité, Amour et Beauté est aussi un Dieu personnel que l’on peut rencontrer. Pour Carlotta, le rendez-vous divin s’est fait « sur la croix », parce là se trouve le Crucifié ressuscité.
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