Être heureuse malgré les blessures
Ce n’est pas uniquement pendant une épreuve que l’on souffre. Certaines blessures marquent et sont longtemps douloureuses, empêchant de progresser harmonieusement. Heureusement, on peut les soigner et même en faire des lieux de fécondité.
Savoir d’où l’on vient, qui l’on est, se sentir aimé, avoir confiance en soi, aimer et transmettre... Des capacités humaines qui peuvent être profondément blessées. Ces blessures s’expriment souvent de façon concrète, notamment, comme le souligne Alain Ransay dans S’épanouir malgré les blessures (éditions Saint-Paul), par la disproportion entre une réaction et ce qui l’a motivée, la susceptibilité, l’esprit de contradiction, le perfectionnisme, la timidité excessive, le comportement puéril, l’anxiété et l’angoisse chroniques, ou encore la dépression.
Certaines de ces attitudes sont en fait des mécanismes de défense pour moins souffrir, en lien avec des blessures anciennes : « Quand on a été blessé à une étape de la vie, on reste pour ainsi dire « scotché » à cette étape concernant le domaine où l’on a été blessé » explique Alain Ransay.
Malgré leur passé difficile, de nombreuses personnes parviennent à avancer, même celles dont l’enfance, période de grande vulnérabilité, a été marquée par le malheur : perte des parents, maltraitance physique ou psychologique, sentiment de ne pas être aimé... Une fois adultes, ces personnes ayant effectué un processus de résilience – terme médiatisé en France grâce au neuropsychiatre Boris Cyrulnik – évoquent ce qui les a aidées à guérir de ces blessures. Les facteurs de résilience sont cependant efficaces après toute blessure, et tout simplement ferments de bonheur.
Dans Guérir de son enfance, le psychologue Jacques Lecomte énumère trois facteurs de résilience : le lien, la loi et le sens. D’abord, le lien, car « on n’est pas résilient tout seul ». Au milieu de la souffrance, des personnes ont saisi la main de « tuteurs de résilience », qui ont été un repère solide pour elles tout en les respectant telles qu’elles étaient. Ces tuteurs de résilience ont pu être des parents, des grands-parents, le conjoint, une famille de substitution, ses enfants ou ses amis.
Par exemple, Hirotada Ototake, né avec quatre moignons à la place des bras et des jambes, a été grandement soutenu par ses parents – dès la naissance puisque sa mère, le découvrant, s’est écriée : « Comme il est mignon ! », la joie de le tenir dans ses bras étant plus grande que le choc de son infirmité.
Quand un enfant ne trouve pas de liens, il en crée : Jacques Lecomte cite le cas d’une petite fille victime d’inceste qui trouvait refuge auprès de brebis qui lui offraient un peu de douceur. Ou comme le célèbre cas d’Anne Frank, enfant juive cachée pendant la seconde guerre mondiale, qui écrivait à Kitty, une amie imaginaire à qui elle confiait ses pensées intimes.
Ces « tuteurs » respectent le parcours de résilience et le « grand thérapeute qu’est le temps ». Elles évitent les « gentilles phrases qui font mal » telles que « Je me mets à ta place », « Tout ça, c’est du passé ; maintenant il faut oublier » ou encore « Il faut pardonner ». Par ailleurs, « au yeux de nombreux résilients, Dieu est un père aimant qui vient remplacer celui qui aurait dû jouer ce rôle » affirme Jacques Lecomte. De fait, l’expérience de l’amour inconditionnel et immérité de Dieu peut aider à guérir les blessures affectives.
Le lien doit être nécessairement accompagné de la loi, c’est-à-dire de repères, de limites, d’un cadre structurant, tout particulièrement lorsqu’un enfant éprouvé grandit. « Le lien sans loi s’apparente à du laxisme de la part de l’adulte et risque de générer un sentiment de toute-puissance chez le jeune », tandis que « la loi sans lien n’est que contraintes insupportables et dénuées de sens » souligne Jacques Lecomte.
Accompagner la personne dans sa croissance morale suppose de ne pas la réduire à ses actes, et de considérer ce qui peut sembler un échec comme une étape. Un responsable d’un foyer pour mineurs avait vu revenir un ancien résident avec sa femme et ses enfants, qui venait remercier pour ce que le foyer lui avait apporté comme cadre et comme lien – alors qu’à l’époque il avait beaucoup de difficultés à supporter les règles. On peut supposer que dans d’autres épreuves que l’on peut vivre adulte, tel que le deuil, le cadre sécurisant correspond par exemple aux rituels qui entourent la mort.
Enfin, affirme Jacques Lecomte, « de l’association du lien et de la loi, de l’amour et des règles, peut naître le sens ». Le sens-direction permet de donner une orientation à sa vie avec l’espoir d’une vie meilleure ; le psychologue cite le cas d’un enfant ayant grandi dans une famille très pauvre et s’étant promis de devenir avocat pour éliminer les injustices sociales. Au sommet de sa carrière, il devint conseiller du président en matière de politique à l’égard des défavorisés.
Le sens-signification aide à passer du « Pourquoi ? » – et du « Pourquoi moi ? » –, au « Pour quoi ? ». Plusieurs manières permettent de créer du sens à partir de la souffrance, ce qui ne signifie évidemment pas qu’on puisse trouver à celle-ci une justification ou une valeur intrinsèque ; elle est toujours un mal en soi. Toutefois, on peut mettre la souffrance en lien avec ce que le psychologue appelle « la quête de sagesse et de spiritualité ». On peut voir cela, en tant que chrétien, comme une occasion de choisir même dans l’épreuve l’amour et la miséricorde, à la suite du Christ qui a traversé toutes nos souffrances dans une folie de l’amour (lire aussi « Dans la souffrance, vivre l’amour », Zélie n°23).
Pour Jacques Lecomte, réfléchir au traumatisme vécu permet également d’avoir une vision plus riche de l’existence. Une étude a montré que les mères ayant manqué d’affection dans l’enfance et faisant preuve d’une faculté de « mentalisation » – c’est-à-dire de travail sur soi, de réflexion sur soi-même et sur autrui concernant son histoire –, ont plus de probabilités d’avoir un enfant ayant un attachement dit « sécure », confiant. Autre modalité qu’utilisent les résilients pour créer du sens à partir de la souffrance : la créativité. « Pour survivre, l’enfant blessé doit presque impérativement se créer un monde, des mondes parallèles, faits de beauté, de protection, d’amour. De façon logique, cette aptitude à l’imagination conduit beaucoup d’enfants malheureux à une sensibilité artistique. »
La chanteuse Barbara, qui avait connu la guerre, la grande pauvreté, l’absence de tendresse maternelle ainsi que la violence et l’inceste par le père (« l’aigle noir »), jouait petite pendant des heures du piano sur la table du salon. Elle écrivit à son père dans ses mémoires : « Tu peux dormir tranquille, je m’en suis sortie puisque je chante. » Jacques Lecomte ajoute : « Les résilients lisent et écrivent beaucoup : des réflexions personnelles, des poésies, des nouvelles, des romans. Angéline, enfant maltraitée, affirme : « Je me rends compte que quand j’écris, j’existe. » »
De nombreux résilients décident également de témoigner de leur histoire et raconter comment ils ont pu avancer, afin de comprendre et d’exorciser le passé, mais aussi pour éclairer d’autres personnes dans le même cas. Enfin, aider concrètement des personnes qui vivent la même expérience favorise également la guérison, dans un cercle vertueux. On peut parler d’une véritable fécondité.
Le kintsugi (« jointure en or ») est une méthode japonaise de réparation de céramiques brisées grâce à de la laque saupoudrée de poudre d’or. Une belle allégorie de la résilience.
Les liens, les repères et le sens permettent à l’enfant blessé d’avancer, mais aussi à l’adulte éprouvé, que ce soit à cause de la mort d’un proche, d’une maladie, d’une séparation, de violences ou encore d’une perte. Être entouré, dans un environnement sécurisant, et donner du sens à l’épreuve aident à se reconstruire. Ce relèvement comporte plusieurs étapes, et demeure un processus de longue durée.
Selon les blessures, plusieurs processus de résilience sont possibles. Les personnes ayant été victimes ont besoin de se sentir reconnues comme telles par elles-mêmes et par autrui. C’est ce que Jacques Lecomte identifie comme « le temps de la plainte », auquel succède « la sortie de plainte », « ce qui n’implique pas de sortir du statut de victime, mais d’intégrer cette réalité dans une vision plus large de soi. » Pour sortir de la plainte, ni la stigmatisation ni la pitié d’autrui n’aident, car elles réduisent la personne à sa souffrance. Le travail de mémoire aide également à avancer, ce qui ne signifie pas effacer la page douloureuse, mais la tourner.
Jacques Lecomte propose l’image d’une maison aux pièces lumineuses, hormis une pièce sombre qui recèle l’histoire douloureuse de la personne. Si la porte de cette pièce est ouverte et que les courants d’air néfastes circulent dans le logement sans que la personne ne parvienne à exercer un contrôle, les souvenirs douloureux sont susceptibles d’envahir les pensées et les émotions de celle-ci. C’est le cas dans le syndrome du choc post-traumatique, par exemple lorsqu’un militaire sursaute en entendant un bruit qui lui rappelle une expérience traumatisante sur un lieu de conflit.
Toujours dans cette maison, la porte peut être lourdement blindée et les serrures fermées à double tour. « La personne ne subit pas l’envahissement émotionnel de son passé, en faisant comme si celui-ci n’avait pas existé, explique Jacques Lecomte. Qu’il s’agisse d’un mécanisme inconscient (le déni) ou de stratégies plus conscientes, on ne peut alors parler de véritable résilience. En effet, cette attitude présente certains avantages, mais aussi des risques importants car il se passe beaucoup de choses derrière cette porte : ça remue, ça secoue, et il n’est pas rare que des années, voire des dizaines d’années après le trauma, la porte explose sous l’effet de la pression des souvenirs douloureux longtemps refoulés. »
La meilleure attitude est donc celle de l’image suivante : la pièce renfermant la mémoire du traumatisme est fermée, mais sans être blindée. Elle ne répand pas sa mauvaise odeur dans la vie quotidienne de la personne. Parfois, celle-ci peut retourner dans cette pièce pour y faire un peu de ménage et y réfléchir. Elle peut ensuite refermer la porte et retourner dans les pièces lumineuses. « Ces moments de retrouvailles avec le passé sont souvent mal compris par l’entourage, en particulier par le conjoint qui déclare : « Mais oublie tout ça ! Arrête de penser au passé » alors même que la personne parvient précisément à reconstruire sa personnalité à partir de ces retrouvailles. »
Dans cette période de rétrospective et de guérison, la psychothérapie peut aider, et notamment certaines comme l’EMDR (voire encadré ci-dessous), la Tipi ou l’EFT qui utilisent les ressources même du corps pour soigner la personne blessée, comme le développe Pascal Ide dans son livre Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, cohérence cardique, EFT, Tipi, CNV, kaizen (Desclée de Brouwer). L’Intégration du cycle de la vie (ICV) (lire « L’ICV, une thérapie pour digérer les événements douloureux », Zélie n°26) est un autre exemple de thérapie brève permettant d’aider le corps à intégrer le fait que les traumatismes sont terminés.
La prière, les sacrements et l’accompagnement spirituel contribuent à relier le regard sur les blessures à la relation à Dieu et aux autres, pour qu’elles n’entravent pas celle-ci et permettent également de se rapprocher du Christ souffrant.
Cependant, de la même façon que la prière ne suffit pas à guérir une maladie physique, elle ne peut remplacer un travail pour guérir des blessures psychiques – même si la psychothérapie n’est pas indispensable à toute personne blessée, cela dépendant aussi de la gravité des blessures. Enfin, le pardon contribue à tourner la page émotionnellement et surtout à grandir dans l’Amour. Pour qu’enfin, autant que cela est possible, les blessures soient cicatrisées. • Solange Pinilla
Chloé, 31 ans : « Grâce à l’EMDR, les souvenirs ne sont plus douloureux »
« Quand j’ai commencé une psychothérapie, je voulais connaître l’origine de certains de mes maux physiques dont les médecins n’avaient pas trouvé les causes. Au bout de quelques séances, j’ai compris que ces maux psychosomatiques venaient de traumatismes vécus dans l’enfance, dont je n’avais pas mesuré l’importance auparavant. Nous avons alors commencé l’EMDR (« eye movement desensitization and reprocessing », désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires, ndlr) proprement dit, c’est-à-dire des mouvements alternés droite-gauche, qui peuvent être faits en suivant des yeux une petite boule au bout d’une baguette, ou sur les genoux par des tapotements de cette baguette. Le but de ces mouvements est de retraiter un vécu traumatique grâce à mécanisme neuropsychologique présent en chacun.
Je me remémorais les scènes traumatisantes et je décrivais ce que je ressentais en en parlant (la gorge qui se noue, le ventre qui se contracte...) et les émotions qui remontaient en moi (la peur, la honte, la tristesse, la colère...). Je laissais en fait la « petite fille intérieure » exprimer ce qu’elle n’avait pu dire à l’époque. Je restais au contact de mes sensations quelques minutes pour qu’elles puissent se débloquer et en quelque sorte s’achever enfin, des années après le traumatisme. Je visualisais ensuite l’adulte que je suis, en train de consoler cet enfant intérieur. J’ai ainsi pu réunifier mon être, et ne plus avoir de réactions en fait « périmées » car bloquées au stade de l’enfance.
Pendant plusieurs mois, tous les quinze jours environ, la psychologue et moi avons travaillé sur ces émotions. Je me sentais souvent triste après ces séances, parce qu’il fallait que tout cela sorte de moi. J’étais également en colère contre les personnes qui m’avaient fait du mal. Petit à petit, je n’ai plus ressenti d’émotions négatives lorsque je pensais à ces événements. Ils n’étaient plus douloureux. Je me suis alors sentie prête à pardonner à mes agresseurs. » • Propos recueillis par S. P.
Article paru dans Zélie n°31 (Juin 2018)
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