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Le modèle économique Louis et Zélie


Par Bernard Largillier. Juriste et économiste, Bernard Largillier enseigne au Cnam. Il est l’auteur de Entrepreneuriat et culture d’entreprise, paru en 2015 aux éditions Management et société, et est membre de l’AEC (Association des économistes catholiques). Il a créé une entreprise – le-santenaire.com – sous la protection des époux Martin.


Si l’on regarde l’économie contemporaine de ce début de XXIe siècle, on peut constater que les entreprises qui tiennent et qui prospèrent sont à structure familiale. Je pense à cet imprimeur qui tient dans un marché particulièrement bousculé ; il bouge et se démène, va chercher ses clients et fournisseurs loin, mais reconnaît qu’il tient parce qu’il travaille avec ses deux fils et son épouse ; quatre personnes de la famille opérationnelles sur dix salariés, ça aide ! Ou encore cet important concessionnaire automobile d’une grande marque allemande qui travaille avec sa femme et son fils, son frère, beau-frère et sa belle-sœur. On ne sait plus exactement combien ils sont de la famille, tous travailleurs opérationnels ; ils sont une exception dans leur métier, mais ils tournent très fort et tiennent dans la durée.

Gagner sa vie avec ce qu’on sait faire Cet état de fait a-t-il changé avec la révolution industrielle du XIXe et dans l’économie moderne connectée ? Pas vraiment. A cette époque, l’industrie se développe sur des technologies et des produits nouveaux qui apportent des améliorations de service et une élévation générale du niveau de vie, mais la trame de l’économie qui fait vivre les gens et leurs familles dans les villes, faubourgs et campagnes ne change pas vraiment. L’essentiel de l’économie tient à ce qu’on possède, la terre, dans une économie encore très rurale, quelques m2 en ville, et à ce qu’on sait faire lorsqu’on ne possède rien ou pas grand-chose. C’est ce savoir-faire qui donne naissance aux entreprises, quelles qu’elles soient, et c’est la famille qui les développe et les prolonge dans le temps. C’était vrai au XIXe, et c’est vrai au XXIe siècle un peu partout dans le monde comme cela le fut à toutes les époques.

Le modèle familial « Louis et Zélie » L’exemple de Louis et Zélie Martin est intéressant parce que représentatif d’une situation courante, naturelle, normale si l’on peut dire, d’un homme et d’une femme qui se rencontrent, s’aiment, se marient, puis essaient de gagner leur vie pour élever et nourrir leurs enfants. Lui horloger un peu par hasard, sans tradition ni vocation, avec un diplôme accessible sans moyens financiers importants, elle dentellière parce qu’il y avait de la dentelle dans sa ville, chacun avec son savoir-faire, sa nécessité et son désir de « faire ».

L’horloger rend un service nécessaire à sa clientèle de proximité, sans surprise ni perspective de conquête du monde : il achète, vend et répare les montres. La dentellière est dans un métier de luxe dirions-nous, parce que non indispensable : elle brode, vend, puis vend encore, enseigne son savoir-faire, toujours pour une clientèle de proximité. Mais la clientèle afflue, la petite affaire familiale marche bien que Zélie a du mal à suivre. Son horloger de mari abandonne alors sa boutique pour venir aider son épouse et faire tourner l’entreprise de dentelle.

La place de la femme Cette histoire se passe dans une société qui a la réputation d’être machiste, dans laquelle la femme n’était pas encore « libérée » au sens moderne du terme. On voit que n’est pas tout à fait le cas et que cette image du passé est en partie fausse. Qui était le patron ? Là n’est pas la question puisque la dentellière c’était elle, la clientèle c’était pour elle, les ouvrières, encore elle ; c’est elle aussi qui a porté les neuf enfants, dont cinq filles survivront et ne seront pas dentellières. La petite entreprise a prospéré avec une clientèle importante, le savoir-faire d’une femme, Zélie, et de ses employées, le concours d’un mari dévoué aux siens qui comptait et commerçait. Elle a procuré une belle aisance à la famille, et des emplois dans la petite ville d’Alençon. Zélie était-elle libre ? Louis l’était-il aussi ? Bien sûr. Cette réussite a duré jusqu’au décès prématuré de Zélie.

L’équilibre famille - grands groupes - État


En effet, pour que le modèle Louis et Zélie tienne dans le temps et soit retenu en économie, il faut au moins une condition : que la société permette à chacun de vivre en exerçant son savoir-faire. Cela pose la question de l’équilibre et de la complémentarité entre les savoir-faire exercés comme salarié en entreprise, et ceux exercés librement. On n’est plus ici face au problème de l’équilibre des revenus, mais de la place laissée à chacun. Si le grand groupe ou la grande industrie, si la législation du pays viennent empêcher la population de vivre de son savoir-faire, il y a déséquilibre et injustice.

Dans la mesure où l’industrialisation met à la portée du plus grand nombre un produit jusqu’alors peu accessible, elle peut être considérée comme bénéfique. Si elle concurrence de petites entreprises familiales, c’est à ces entreprises de s’adapter et de continuer à trouver leur place, à condition que la société ne mette pas d’entrave à leur développement. Le modèle Louis et Zélie exige donc des familles capables de cette adaptation, donc des familles riches de leurs enfants, où on travaille et apprend à travailler, où l’on s’aime, se respecte et où on prie, ouvertes et imaginatives, solidaires en leur sein, pratiquant les vertus ordinaires de la vie, une charité bien ordonnée. Il exige également que la famille soit considérée et favorisée par la législation des États !

Un modèle entrepreneurial d’avenir


Le modèle Louis et Zélie n’implique pas un héritage familial, il est perpétuellement renouvelable à chaque génération avec de nouveaux savoir-faire, ou simplement de nouvelles initiatives. Il est l’affaire d’un homme et d’une femme qui décident de s’aimer dans la durée, plus exactement pour toujours, et de gagner leur vie avec ce que l’un et l’autre se sentent capables de faire, apprennent à faire et savent faire ensuite. C’est donc un modèle plein d’espoir et plein d’espérance, d’une souplesse inégalable et qui est d’une brûlante actualité.

J’ai rencontré récemment Louis et Zélie, en Provence, dans un petit village, là où on dit que le petit Jésus est né ! Une femme, mère de plusieurs enfants, y fabrique de belles statues moulées, et comme la proximité ne suffit pas, elle expédie ses fabrications dans le monde entier par milliers chaque année. Comme la tâche est épuisante et qu’elle n’y suffit pas, son mari horloger dans un grand groupe, enfin, cadre financier ou quelque chose dans le genre, a abandonné son emploi, comme Louis Martin, pour venir aider sa femme dans son entreprise. J’ai vu qu’il y avait de la place pour au moins un employé, et même davantage, mais ils étaient seuls à travailler durement… Embaucher, il le faudrait, c’est leur intérêt, c’est aussi celui des employés au chômage.

Mais voilà, le modèle Louis et Zélie a besoin de deux conditions incontournables : le cadre légal d’une société qui favorise le travail, et une mentalité de population qui puisse inscrire ses relations dans la durée. Or l’un et l’autre font défaut aujourd’hui, le coût salarial est démesuré, et on a du mal à trouver des salariés qui s’investissent en s’inscrivant dans la durée.

Sanctifier le jour du Seigneur


Ces deux manquements ne font pas échec au modèle économique Louis et Zélie, mais seulement à son développement, et donc à la croissance économique. Nos Louis et Zélie d’aujourd’hui ne feront pas fortune, pas davantage que les parents de la petite Thérèse de Lisieux, mais ils vivent correctement de leur savoir-faire. Lorsque les gens demandaient à Louis et Zélie à quoi ils devaient leur belle réussite entrepreneuriale, ils répondaient : « Nous avons toujours sanctifié le jour du Seigneur ! »

À la mort de Zélie, Louis ne pouvait pas continuer seul, il a donc cessé l’activité, vendu la belle maison d’Alençon dans laquelle ils vivaient dans l’aisance, pour acheter la maison des Buissonnets à Lisieux. Pas un palais, pas une grande maison d’industriels, mais une belle et coquette maison où il faisait bon vivre avec ses filles (dont la petite Thérèse). Comme disait un avocat de talent : « La misère est un souci, la richesse est aussi un souci, ce qui est bien, c’est l’aisance ». Celle-là même que peut procurer le modèle Louis et Zélie, avec son rythme aussi bénéfique pour la croissance d’un pays que pour les familles elles-mêmes. Bernard Largillier

Article paru dans Zélie n°4 (Décembre 2015)




Photo © Sanctuaire Sainte Thérèse de Lisieux

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