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Le silence vu par une ermite de montagne




Depuis 1995, Sœur Catherine (photo) est ermite sur une crête de montagne, accessible après une heure trente de marche. Le silence extérieur et intérieur, elle en a une expérience intime. Elle est l’auteur de deux livres parus aux éditions du Relié : Récits d’une ermite de montagne, où elle décrit son quotidien, et La joie du réel où elle introduit le lecteur dans sa vie de prière.



Zélie : Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a amenée à devenir ermite en montagne ?


Sœur Catherine ermite : C’est pendant un temps de prière silencieuse que j’ai reçu cet appel à l’érémitisme. Un collègue de travail m’avait conseillé de pratiquer la prière du cœur. Cette prière m’a accompagnée dans mon quotidien, jour et nuit. Puis elle s’est progressivement transformée en oraison silencieuse. J’en suis venue à désirer me consacrer à Dieu dans une vie de prière continuelle. Mais je pensais plutôt au monastère, au Carmel en particulier, parce que j’avais découvert sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, leurs itinéraires spirituels vers l’union à Dieu. L’ermitage, ce n’était pas mon option personnelle, mais bel et bien une invitation de Dieu.


Pourriez-vous nous décrire le silence extérieur dans votre ermitage ? Quelle texture a-t-il ?


C’est un lieu bruyant et silencieux à la fois. Il y a souvent du vent, des rafales, un ronflement continu dans les arbres. On peut entendre toutes sortes d’animaux, les oiseaux bien sûr, parfois les aigles ; des chamois, des chevreuils, parfois des renards et des loups... La pleine nature un peu sauvage, c’est sonore et bruissant de vie. Du coup les moments où la nature se tait prennent du relief. Les années se suivent et ne se ressemblent pas. Il y a des hivers à neige avec un long silence ouaté, des automnes flamboyants et calmes, des étés à orages violents.


Mais c’est en même temps très silencieux puisqu’il n’y a pas le bruit de fond d’un village ou d’une ville, et peu d’écho de la présence humaine.


Pour vous, qu’est-ce que permet le silence extérieur ? Que s’y passe-t-il ?


Le silence permet quelque chose d’essentiel : oublier toute chose pour être à l’écoute du principal : Dieu. Du moins, c’est mon propos d’ermite. Le silence parle de paix, d’intériorité, de profondeur, il permet de se rendre disponible à ce qui est fondamental : la relation à Dieu, et ce qui en découle, une relation à l’autre juste, saine et pacifiée.


Est-ce que ce silence n’est pas parfois angoissant ?


Au début, oui, je me souviens avoir parfois trouvé le silence angoissant. L’impression d’être abandonnée, livrée à moi-même. Parce qu’il y a une perte des repères habituels, comme un vide. Je me mettais à m’appesantir un peu trop sur des questions légitimes : est-ce que là j’étais bien sûre de faire sa volonté et de ne pas être dans l’illusion ? Dans la confusion entre mon discours intérieur et la voix de Dieu ? Et là précisément, qu’est-ce que je suis censée faire ? C’est surtout un risque de la solitude, mais le silence appuie dessus. Mais finalement, c’est un appel à être pleinement responsable de ce que l’on fait, sans se cacher derrière l’autre, derrière le communautaire ou le collectif.


Comment parvenir à vivre un silence intérieur habité ?


Il y faut d’abord le désir de Dieu, et de la droiture dans ce désir. Pour Le désirer, il faut le connaître : fréquenter assidûment au moins les évangiles. Si l’on a reconnu qu’Il est le Bien le plus désirable, on peut se rendre disponible à son action, puisqu’Il souhaite nous diviniser, nous transformer en Lui. Pour cela admettre qu’il y a un certain travail de réforme à opérer sur soi. S’y atteler avec détermination et sincérité. Et se mettre à Son écoute. C’est la pratique de l’oraison, qui permet de se rendre présent à la Présence de Dieu. On peut s’y introduire par un temps d’action de grâce, ou par la prière du cœur, ou par une méditation sur la Parole. Ce temps de disponibilité et de silence offert à Dieu lui permet de nous enseigner personnellement, d’actualiser en nous ses mystères. 


Dieu est-il silencieux ? D’un côté, il ne parle pas comme un être humain s’adresse à nous ; mais il nous parle par sa Parole, n’est-ce pas ?


Pour moi, clairement, Dieu est silencieux. Bien sûr Il se fait connaître par sa Parole, et nous fait connaître ses attentes envers nous. Mais sa Parole est issue du silence, et elle est une Personne Vivante, qui ne s’exprime pas seulement par des mots, mais par sa Geste. Dieu peut être Parole et silence en même temps. Il est tellement plénitude de Vie que son silence est plus lourd de sens que toutes nos paroles humaines. Une personne qui pratiquerait fidèlement l’oraison pendant plusieurs décennies saurait distinguer les différentes qualités de silence en Dieu : attente, réprobation, tendresse, mise en garde, réticence, Joie... Il y a des mondes en suspens dans le silence de Dieu, au-delà des formes d’expression limitées que nous connaissons en tant qu’êtres humains.


On parle souvent du silence de Dieu face au déchaînement du mal. Comment aborder ce mystère ?


On parle de son silence face au mal parce qu’on souhaiterait qu’il intervienne. Qu’il ne le fasse pas, son non-agir, c’est cela que nous appelons silence, son absence d’intervention alors qu’Il est tout-puissant. Je me suis beaucoup interrogée sur la Shoah. Comment Dieu a-t-il pu permettre ce paroxysme d’horreurs ? Elie Wiesel est éclairant. Il disait qu’à l’époque lui et ses contemporains avaient une foi en l’homme, une foi telle qu’elle les a aveuglés, et qu’ils n’ont absolument pas vu le mal arriver. Cela vient de se reproduire. Nous n’écoutons pas les mises en garde parce qu’elles sont dérangeantes, et pourtant le mal existe, il prolifère dans la dissimulation. Alors celui qui n’est pas vigilant et ne discerne pas, est surpris lorsque le mal éclate.


Pour ma part j’ai médité la Passion du Christ avec persévérance pour tenter d’y voir clair. Le Christ ne cesse de parler, éveiller la conscience et éveiller à la relation à Dieu, tant que l’auditeur peut entendre, qu’il peut encore réagir personnellement. Mais lorsque le mal est déchaîné et verrouillé collectivement, et que les individus ne sont plus accessibles à la raison, le Christ se tait. Il n’y a plus qu’à se taire. Il n’y a plus qu’à s’offrir au Père et être le dernier refuge d’accomplissement de la Volonté de Dieu dans un lieu où le mal règne.


Je crois que le mystère du mal et du silence de Dieu ne se comprend que dans son respect total pour la liberté de l’homme, et dans les multiples signes discrets qu’Il donne à l’homme qui le cherche vraiment. Il y a des appels, des mises en garde, des signes, mais l’homme trop souvent ne les voit pas ou ne s’est pas donné les moyens de les décrypter. Dieu ne cesse de vouloir nous avertir, nous sauver, pour empêcher le drame ; mais nous préférons vaquer à nos petites affaires plutôt que de passer du temps à chercher sa volonté avant la nôtre, et à discerner ce qui se passe autour de nous et peut nous menacer.


« Marie gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur » (Luc 2, 19). La vie de la Vierge Marie est-elle silencieuse ?


Au sens où Marie était toute tournée vers la volonté de Dieu, dans un grand silence intérieur de respect, d’écoute, de gratitude et d’offrande de soi, oui, la vie de Marie était silencieuse. Sans doute aussi parce que c’était une vie cachée, humble, discrète, apparemment ordinaire. Je pense qu’en Marie éclate de façon éminente tout l’extraordinaire qui peut être caché dans une vie ordinaire, pourvu qu’elle soit habitée par l’union à Dieu. Ce devrait être un immense encouragement pour nous.


« Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler », dit l’Ecclésiaste. Quand faudrait-il se taire et quand faudrait-il parler, alors ?


Il n’y a pas de recette infaillible, et qui prétendrait en donner se tromperait ou tromperait. C’est une affaire d’expérience, de réflexion. D’autant qu’à l’un il peut être demandé de se taire et à un autre de parler (hors le cas où toute personne est tenue de dire les choses). Je crois que qui méditerait vraiment la vie du Christ en demandant l’Esprit-Saint, et en faisant le lien avec son propre quotidien, dans les petits moments comme dans les grands choix, finirait par savoir quand il doit parler et quand il doit se taire, quand il doit agir et quand il doit s’abstenir.


Votre deuxième livre se nomme La joie du réel. Quel lien faites-vous entre le silence et la « joie du réel » ?


Le réel est vraiment le lieu de vérification de notre vie spirituelle. L’enfermement dans notre tête, dans l’abstraction, dans l’imaginaire, dans nos projections et nos illusions, l’alignement rapide sur ce que font les autres, nous coupent de la joie profonde qu’est une vie authentiquement offerte et tournée vers Dieu. D’ailleurs le Réel profond, ultime, est probablement un autre Nom de Dieu...

Propos recueillis par Solange Pinilla




Photo © Thierry Lyonnet



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