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Les défis des familles nombreuses


Voiture XXL, cris dans l’escalier, machine de linge quotidienne, grandes tablées sonores... Une famille nombreuse, c’est une bénédiction, une surabondance de vie, de joie, de disputes, de rires, d’émotions, de moments de partage dans la maison. C’est aussi une réalité complexe et de nombreux défis. Certaines questions concernent toutes les familles, mais sont majorées s’il y a 3 enfants ou plus – selon le nombre retenu par l’Insee pour définir la famille nombreuse.

Les difficultés des familles nombreuses ont tendance à rester taboues, sans doute parce que l’on considère que ces familles ont été comblées par la vie. Décryptage avec Emmanuelle Riblier, conseillère conjugale et familiale au cabinet Raphaël, mère de quatre enfants et grand-mère.

Zélie : Parlons dans un premier temps de la famille nombreuse, du côté des parents. Quelles sont les motivations, conscientes ou inconscientes, au désir de fonder une grande famille ?

Emmanuelle Riblier : Il peut y avoir deux types de motivations conscientes : un projet de vie, de couple, voire un élément du mythe fondateur du couple. C’est l’envie d’être co-créateur, de transmettre une vie qui ne nous appartient pas, de participer à la surabondance de la vie. Une autre motivation consciente est tout simplement de se sentir à sa place dans cette vocation particulière qu’est la famille nombreuse, car les conditions sont réunies. Précisons-le en effet : tout le monde n’est pas fait pour avoir une famille nombreuse ! Parmi les motivations inconscientes, il y a celle de coller à une image idéale, de reproduire le modèle parental. C’est ce qu’on appelle une « fausse loyauté » : on a peur de ne pas être un « gentil petit garçon » ou une « gentille petite fille » si l’on ne fonde pas une famille nombreuse, alors que ce n’est pas forcément ce qui est bon pour soi ou son couple ! A l’inverse, il arrive que l’on soit, sans le savoir, dans une optique de réparation, afin de prendre une revanche par rapport à ses parents. Dans ce cas, on est guidé par des réalités qui appartiennent à une autre génération, ce qui empêche de grandir et de se déployer.

L’amour se multiplie avec l’arrivée de chaque enfant, mais les journées font toujours 24 heures. Quels moyens peuvent permettre aux parents de consacrer du temps à chacun individuellement ?

Pour passer du temps avec chaque enfant, il faut d’abord le vouloir en couple. Les deux parents doivent prendre conscience du besoin vital de sécurité de l’enfant. Ce temps personnalisé souligne le primat de l’individu sur le groupe. Il permet d’éviter un fonctionnement en « tribu », qui est la négation même de l’individu. L’image de la famille avec les enfants alignés en rang d’oignons, considérée comme une tribu, un seul groupe, n’est pas une fin en soi ! Afin de consacrer du temps à chacun, il faut inscrire cette priorité dans la gestion du temps. Cela nécessite un réajustement permanent : « Où en est-on avec tel enfant ? » ou « On n’a rien fait de particulier depuis un mois avec la dernière... » Un bon moyen est de repérer le langage d’amour, actuellement prioritaire, propre à chaque enfant ; cela est détaillé dans le livre de Gary Chapman, Les langages d’amour des enfants. Cela permet à chacun de nourrir son réservoir émotionnel. Dès lors, on peut bricoler ensemble, faire une conduite, aller à la boulangerie : autant de supports pour être dans la relation avec l’enfant et lui donner le sentiment d’être unique. Autre astuce : le week-end, consacrer un quart d’heure à chacun, en lui signifiant à quel point on est heureux de le faire.

Certains parents de famille nombreuse sont débordés, alors que d’autres paraissent généralement sereins, voire dans un contrôle total : maison propre, enfants bien éduqués, parents qui prennent soin d’eux-mêmes... L’organisation est-elle le seul élément qui fait la différence ?

L’organisation est un outil, pas une fin en soi. Sinon, on est dans le contrôle à tout prix. Tout dépend de l’état d’esprit qui va habiter la motivation : efficacité ou fécondité ? Est-ce que je suis une mère qui « fonctionne » ou une mère qui existe ? Ou l’on est parfait, ou l’on est vivant : il faut choisir ! Il vaut mieux une famille un peu désordonnée qu’une famille dans l’hyper-contrôle, où tout est minuté. De cet état d’esprit, il est bon d’en parler dès avant de se marier.

Si une grossesse « surprise » arrive, quelles en sont les implications ?

Une grossesse non prévue révèle quelque chose de l’histoire du couple. Certains couples trouvent la ressource pour faire face à la surprise et en sortent fortifiés, quand d’autres volent en éclats... Quand on se trouve face à une grossesse imprévue, il ne faut pas hésiter à se faire aider, à déposer cette nouvelle devant un tiers qui va aider le couple à prendre du recul et à exprimer ses émotions. C’est une mesure de prévention.

Quelles sont les souffrances taboues de certains parents de famille nombreuse ? On pense au poids du regard extérieur, aux difficultés à se loger, à financer des vacances, à l’épuisement, à l’absence d’aide – « Ils l’ont voulu donc ils assument » –, d’invitations – « Trop nombreux » – ou de cadeaux – « C’est leur cinquième enfant, ils ont déjà ce qu’il faut »...

Il y a en effet l’aspect logistique et l’anxiété financière, avec le sentiment d’être toujours sur la brèche. On observe aussi beaucoup d’épuisement maternel ou paternel, un passage en mode survie, « hors-sol ». Il est important de demander de l’aide, de trouver des outils pour remplir sa mission de parent, de demander du relais, ou encore de partir en week-end sans enfant.

En France, une famille sur cinq est une famille de 3 enfants ou plus – dont des familles recomposées. Quels regards la société porte-t-elle sur toutes ces familles ? (admiration, idéalisation, ou au contraire mépris, jugement de familles considérées comme inconscientes, égoïstes, ou parents ne contrôlant pas leur fertilité...)

Ce regard varie selon le lieu où l’on vit ; une amie s’est déjà entendu dire à Versailles : « Vous n’avez que deux enfants ? » Il y a une navette entre une admiration réelle – « Quelle belle famille ! » –, et du mépris : « Ce n’est pas une voiture, c’est une bétaillère ! » Pour autant, il est important que les familles nombreuses ne se voient pas sur un mode victimaire : « Personne ne nous invite ! » D’ailleurs, souvent, les familles nombreuses s’invitent entre elles.

Pourquoi les catholiques pratiquants ont-ils, semble-t-il, plus d’enfants que les autres ?

D’abord, le sacrement de mariage implique un lien fait pour durer et donc une plus grande stabilité. L’accueil de la vie est l’un des quatre piliers du mariage ! La vie est considérée comme un cadeau. La présence de familles nombreuses peut susciter l’exemple – voir des familles où cela se passe bien donne envie –, ou la contagion – on sent une pression, un jugement sur l’accueil de la vie. Il vaut mieux une famille de trois enfants où chacun a sa place et où l’on ne peut pas faire davantage, qu’une famille de six enfants avec des parents épuisés.

Parlons maintenant de la famille nombreuse du point de vue des enfants. Le nombre d’enfants est supérieur au nombre de parents, cela permet-t-il aux enfants, surtout les aînés, de rester plus longtemps dans le monde de l’enfance, de ne pas être plongé trop tôt dans celui des adultes ?

Cela dépend des écarts d’âge : s’il y a eu 5 enfants en 5 ans, peut-être. Mais s’il y a des « sous-groupes » avec de plus grands écarts d’âge, l’aîné aura sans doute besoin de se démarquer et d’aller vers le monde des adultes.

Une famille nombreuse permet-elle aux enfants de ne pas subir une trop grande pression, les attentes des parents étant « distribuées » entre plusieurs enfants ?

C’est souvent le cas. Mais les attentes peuvent parfois être aussi importantes, tout en étant différentes en fonction des enfants. J’ai connu une famille où les parents de trois filles avaient des attentes sur chacun : en bref, il y avait la fille jolie, la fille intelligente et la fille sympa. Ces attentes peuvent être toxiques.

En quoi avoir plusieurs frères et sœurs permet d’apprendre à partager et à vivre en société ?

La famille nombreuse est une école de vie et de socialisation. C’est un apprentissage de l’altérité et de la préservation de celle-ci. C’est aussi un apprentissage d’amour, de service et de pardon. C’est le cas dans toute famille, mais cela est majoré dans une famille nombreuse. Attention, cependant certains enfants sont tellement saturés par le côté « fratrie », qu’ils font une overdose et se referment sur eux-mêmes.

Pourquoi est-il néfaste que l’aîné(e) joue le rôle de la « petite maman » ou du « petit papa » ?

Parce qu’il y aurait une confusion entre les générations : mieux vaut que chacun reste à son « étage » ! Dans une famille, il doit n’y avoir qu’un seul père et qu’une seule mère. Demander à un jeune enfant de surveiller régulièrement ses petits frères et sœurs, c’est faire peser sur ses épaules une insécurité psychologique. On peut solliciter un aîné pour un service auprès de la fratrie, mais seulement de façon ponctuelle, uniquement s’il est d’accord, et en le remerciant ensuite. Il faut vraiment écouter sa réaction. Sinon, ce n’est pas une attitude respectueuse envers cet enfant, mais un poids que l’on fait peser sur ses épaules.

Dans une famille nombreuse, y a-t-il plus de difficultés pour l’enfant à trouver sa place ? Comment l’aider à avoir un espace pour s’exprimer et s’épanouir ?

Tout dépend de la prise de conscience par les deux parents de la vigilance à entretenir sur la place de chaque enfant. On entend tellement souvent : « Dans ma famille, je n’avais pas ma place : dès que j’ouvrais la bouche tout le monde se moquait de moi ou ne m’écoutait pas ! » Concernant la prise de parole à table par exemple, il faut y réfléchir entre parents en amont – « J’ai senti un chagrin, une tension chez tel enfant » – et réfléchir à des solutions. Sinon, une bonne idée est le conseil de famille : une fois par trimestre, on organise une soirée crêpes, et on laisse une vraie liberté de parole qui redonne à chacun sa place de sujet. Par exemple : « De quoi avez-vous envie pour que les dimanches soirs soient plus sereins ? » Chacun propose une idée ; les enfants en ont souvent beaucoup ! On écoute le ressenti de chacun, qui est la porte d’entrée à toute relation. • Propos recueillis par Solange Pinilla

« Dans le contexte actuel, les cellules familiales avec de nombreux enfants constituent un témoignage de foi, de courage et d’optimisme. » Benoît XVI

En chiffres

4 femmes sur 10 nées en 1930 ont eu au moins 3 enfants, et seulement 3 femmes sur 10 nées en 1960 ont eu au moins 3 enfants. • 35 % des quinquagénaires ont eu 3 enfants ou plus lorsqu’ils sont issus d’une famille de 4 enfants ou plus (contre 22 % de ceux qui sont enfants uniques). • 35 % des couples avec 4 enfants ou plus ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté (contre 10% pour les couples avec un seul enfant). • 37% des familles de 4 enfants ou plus vivent dans des logements « surpeuplés » (c’est-à-dire n’ayant pas une chambre par enfant, ni une chambre pour deux enfants s’ils sont de même sexe ou ont moins de 7 ans). • 4 familles nombreuses sur 6 sont des familles de forme « traditionnelle » (père, mère et leurs enfants), 1 sur 6 est une famille recomposée et 1 sur 6 est une famille monoparentale (Enquête Insee 2011)

A savoir

On dit souvent, à raison, que la travail des parents de famille nombreuse n’est pas assez reconnu. Il existe cependant la « Médaille de la famille », qui récompense principalement tout parent qui a élevé au moins 4 enfants, dont l’aîné a 16 ans ou plus, et « qui a fait un constant effort pour élever ses enfants dans les meilleures conditions matérielles et morales possibles ». La demande est déposée à la mairie par le parent ou par une autre personne. Une cérémonie officielle peut être organisée. (photo (c) Monnaie de Paris)


A lire

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En 2013, Marielle Blanchier a publié un récit coécrit avec la journaliste Pascale Krémer, évoquant la famille de douze enfants qu’elle a fondée avec son mari Pierre – ils en ont eu un treizième ensuite, puis un dernier en 2017. Succès de librairie, Et ils eurent beaucoup d’enfants... est sorti en poche en 2015 chez Pocket. Suscitant l’admiration de nombre de mères de familles nombreuses - impressionnées par la sérénité qui se dégage de sa famille -, Marielle racontait au site Paroles de mamans.com : « Dès que je suis seule dans la journée, je me refais « le film » de chaque enfant en me demandant où il en est, ce qu’il traverse et le soir, j’adapte mes attentions à la situation. » Marielle Blanchier a publié en 2017 Itinéraire spirituel d’une mère de famille (très) nombreuse (Presses de la Renaissance).






Crédit photo en-tête Rawpixel.com CC


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