Education : dis-moi ce que tu regardes et je te dirai qui tu es ?
Par Karine Triot, conseillère conjugale et familiale
Entre 3 et 5 ans, les enfants passeraient en moyenne 1 h 40 par jour devant un écran (étude Ined-Inserm 2023) ; les enfants de 6 à 14 ans, 3 heures ; les plus de 18 ans, 5 h30. Télévision, ordinateur, tablettes, portables, mais aussi panneaux publicitaires, cinéma, et pour les plus technologiques : casques virtuels… Nul n’est dispensé de ces images, regardées plus ou moins activement, qui entrent par nos yeux et s’impriment dans nos cerveaux.
Au-delà de ce temps, pris sur d’autres activités - dormir, bouger, échanger avec d’autres -, se pose la question du contenu de ce que nous regardons : quels messages, quels modèles, quelles valeurs ?
En réunion, en fin de matinée, une de vos collègues émet discrètement un bâillement. Ça ne loupe pas : comme 70 % de la population, vous sentez monter en vous une irrépressible envie de bâiller ! Cette imitation involontaire est le fruit de l’action des neurones miroirs, découverts en 1990 par le neurophysiologiste italien Giacomo Rizzolatti.
Ces neurones utiles pour entrer en empathie avec l’autre, créer du lien social, répondre à notre besoin d’appartenance, font partie des mécanismes primaires du cerveau chargés de notre survie : intégré à un groupe, on bénéficie d’aide pour se défendre en cas de danger.
Et ce n’est pas tout ! à sa naissance, le bébé débarque dans un univers totalement inconnu dont il a tout à comprendre. Comment apprenons-nous ? En expérimentant, en apprenant - par le langage oral ou écrit -... ou en imitant ! Nous en avons mille et une preuves quotidiennes : accent régional, tic de langage, comportement, code implicite...
« Une image vaut mille mots », selon Confucius. Nous passons de plus en plus de temps devant des écrans et nous pouvons légitimement nous interroger sur ce que nous regardons. Et nos enfants ? Que regardent-ils ? Des séries ou des documentaires ? Des émissions avec des animateurs fun et sympas ou de l’information vérifiée par des journalistes ? Quel est le message diffusé par ces productions ? Quel est le ton : plutôt premier ou second degré ? Plutôt sérieux, humoristique ou moqueur ? A qui ont-ils envie de ressembler ?
Les séries, les films, ne montrent pas la réalité de la vie, mais des situations exceptionnelles, parce que notre attention est captée par l’exception. Nul ne regarderait le temps de 7 saisons une gentille famille, avec des enfants polis et serviables, qui partiraient à l’heure à l’école le matin, travailleraient sérieusement toute la journée, seraient de bons camarades, prendraient raisonnablement un goûter sain composé de fruits frais et d’amandes avant de passer consciencieusement une éponge sur la table et d’aller faire leurs devoirs ! C’est pourquoi fictions comme informations exagèrent les situations et traitent essentiellement de l’exceptionnel et du second degré. Or nos enfants sont en phase d’apprentissage... et même s’ils s’en défendent, ils prennent l’essentiel de ce qui leur est servi comme étant la réalité.
Cette imprégnation est d’autant plus forte si leurs programmes sont homogènes ou d’une source identique, créant ce qu’on appelle une chambre d’écho : quand le message de fond de séries, films, documentaires et romans est le même, il s’ancre dans la pensée et les valeurs et devient une réalité.
Ainsi en 2024, la quasi-totalité des jeunes filles se dit-elle avec fierté « féministe » sans questionner l’objétisation du corps féminin, notamment dans la publicité, et les métiers de l’entreprise sont-ils dédaignés par les jeunes bacheliers, tant l’aspect capitaliste de celle-ci est caricaturé par les médias.
A l’inverse, les internats ont la cote et de nombreux enfants imaginent sorties nocturnes, bandes rivales et secrets à découvrir, se projetant tel Harry Potter, cet enfant exceptionnel caché dans une vie banale.
On s’amusait autrefois des enfants reprenant certains mots argotiques ou au contraire extrêmement élaborés de leurs parents. Les enfants d’aujourd’hui passent en moyenne 3 h par jour devant un écran récréatif - c’est-à-dire en plus des devoirs, si devoirs il y a ! -, soit 1095 heures par an. à raison de 5 h 30 d’école par jour et 181 jours d’école par an, le temps scolaire annuel s’élève donc à 995 heures d’école par an.
Les enfants passent ainsi plus d’heures devant des écrans que devant leurs professeurs ! Et devant les parents ? Combien de temps passons-nous chaque jour à parler avec nos enfants, à commenter ce que nous faisons et ce qu’ils font, à leur apporter un regard critique sur les événements du monde, c’est-à-dire à leur transmettre une vision de la vie et de la manière de prendre part au monde ?
La répétition fixe la notion ! A force de voir des héros, des animateurs et des influenceurs avoir un certain discours et un certain comportement, ils deviennent... la norme. Or, au plus profond de notre cerveau archaïque, être dans la norme apporte de la sécurité. Il faut beaucoup de personnalité et de maturité pour oser penser à contre-courant ! Cela se construit et cela prend du temps.
A nous, parents, d’oser proposer d’autres modèles, d’autres images, d’autres expériences : visites de monuments, d’églises, promenades dans la nature, spectacles portants nos valeurs... Autant de moyens de nourrir leur cœur et le cerveau ! Avec un atout de taille pour nous, les parents : nous avons un lien inaltérable et réel avec eux ! Karine Triot
On passe à l'action !
• Observer la manière dont s’exprime notre enfant : le ton, le vocabulaire... Le comportement « hyper-émotionnel » des enfants d‘aujourd’hui est le reflet de l’hyper-expressivité de leurs modèles.
• S’intéresser à ses interlocuteurs : ceux de la vraie vie (professeurs, entraîneurs, amis) ; et ceux des écrans (les bien-nommés influenceurs, les personnages de séries, de films, de livres mais aussi les animateurs d’émissions). L’expression « wesh » ne vient certainement pas de son professeur de français !
• Noter (discrètement) ces informations et les valeurs véhiculées par ces personnes. Dépendent-elles d’un courant idéologique ? Plutôt premier degré ou second degré ?
• Questionner notre enfant : qu’aime-t-il ? Que pense-t-il de telle ou telle attitude ?
• Oser donner son avis d’adulte, avec délicatesse, sans crainte d’être ringard.
• Être attentif à la diversité des influences.
• Oser proposer, voire imposer d’autres images : des films qualitatifs, des films à message, des documentaires... Les livres Eduquer par le cinéma de Sabine de La Moissonnière (voir l’article « Eduquer au film et par le film », Zélie n°46, p. 22) sont une bonne base de sélection ; mais aussi les films du distributeur Saje qui alternent sujets religieux et fictions qui font réfléchir et grandir. Karine Triot
Lire le reste de Zélie n°95 - Mai 2024
A lire aussi : Pour en finir avec la culture du smartphone
Photo Unsplash
Comments