Éducation : sortir de la culture du smartphone
En France, 61 % des adolescents ont eu leur premier smartphone avant 12 ans, et à 14 ans, ils sont 90 % à en posséder un, selon une étude de BVA pour Wiko en 2018. Les risques liés au téléphone connecté sont pourtant importants chez les jeunes : passivité, pauvreté des échanges, pornographie, cyberharcèlement…
Selon Anne-Sixtine Pérardel, conseillère en vie affective et sexuelle auprès des adolescents et auteur du site libertepouraimer.com, le smartphone ne répond pas aux vrais besoins du jeune : estime de soi, amitiés, moments de qualité ou encore découverte du monde. Des alternatives sont possibles ! Entretien.
Zélie : Le risque le plus visible extérieurement du smartphone chez les jeunes, c’est la passivité...
Anne-Sixtine Pérardel : En effet, cette passivité empêche le développement de leurs qualités et de leurs passions ; leur potentiel est comme atrophié. On a observé que le smartphone freine le développement des expressions faciales chez les enfants et les adolescents et entretient donc une forme de pauvreté émotionnelle et relationnelle. Les réseaux sociaux comme TikTok où les jeunes diffusent des vidéos d’eux-mêmes, ne nourrissent pas le « bon narcissisme » de l’adolescence, mais renforcent l’égocentisme.
Le smartphone procure une ébauche de relationnel, qui donne aux jeunes l’impression de se positionner par rapport aux autres, mais en réalité il fausse les relations. Cela se joue très tôt, dès la 6e et la 5e : les réseaux sociaux et groupes WhatsApp sont souvent utilisés pour susciter une manière d’exister en détruisant les autres. Des parents me disent : « Si mon enfant se conduit bien sur les réseaux sociaux, il n’y a pas de problème » ; je leur réponds : « Oui, mais si les autres ne le respectent pas ? ».
L’enfant est aussi passif quand il est bombardé d’informations et d’images qu’il n’a pas choisies ; dans le cas d’images pornographiques, on parle même de « viol psychologique ».
Ce qui frappe également avec le smartphone, n’est-ce pas la pauvreté des échanges ?
Avec ce support, on est dans l’instantané. Les émoticônes le montrent bien : étant donné qu’on ne voit pas les émotions comme dans une conversation de visu ou par téléphone, on est obligé d’ajouter des émoticônes pour comprendre... De plus, dans un SMS ou sur écran en général, on supporte davantage les fautes d’orthographe. C’est une génération qui ne sait plus écrire : je le vois quand j’interviens dans des établissements – du CM2 à la Terminale – et quand je leur fais noter leurs qualités, leur rapport à eux-mêmes... Faire des fautes d’orthographe ne les pousse pas à échanger par écrit de façon plus développée.
Comment se manifeste le risque d’exposition à la pornographie ?
Déjà, j’observe que beaucoup de parents ne mettent pas de filtre parental sur le téléphone de leurs enfants. Donc même celui qui ne cherche pas à voir d’images pornographiques, s’il tape un mot qui peut être interprété sexuellement, va arriver sur ces images. Selon l’étude Ifop de mars 2017, le smartphone est le premier moyen utilisé chez les garçons comme chez les filles pour consulter de la pornographie – le second étant l’ordinateur.
Le fait de regarder de la pornographie influe sur l’estime de soi, car le jeune, qui est d’abord dans la violence et la sidération, peut s’apercevoir qu’il ne peut plus s’en passer. Cela influe sur son rapport aux autres, aux filles et aux garçons, à la sexualité. Quand j’interviens dans des classes de 4e - ils ont 13 ans -, je vois que ceux qui sont peu confrontés à la sexualité posent des questions assez profondes, sur l’estime de soi ou le sentiment amoureux ; alors que ceux qui y sont confrontés, par exemple en regardant la série Sex education (pour 16 ans et plus), posent davantage de questions sur la masturbation, sur la protection contre les maladies sexuellement transmissibles...
Enfin, je vois des jeunes de 25 ans, qui ont commencé en 4e à se masturber avec un porno le soir « pour se détendre », et qui sont aujourd’hui complètement addicts à la pornographie. Elle a progressivement envahi leur vie (lire aussi sur ce sujet l’article « Se libérer de la pornographie », Zélie n°32).
Un risque également important lié au smartphone est le cyberharcèlement. Comment le constatez-vous ?
En effet, c’est selon moi, après la pornographie, l’un des principaux risques de l’utilisation du smartphone chez les jeunes. Sur les réseaux sociaux, être parfois anonyme, et dans un monde virtuel, fait que l’on écrit des choses que l’on n’aurait jamais dites de visu. Récemment, une élève de Première m’a contactée via Instagram, et s’est permis de me tutoyer et presque de m’insulter en public, parce qu’elle n’était pas d’accord avec moi, alors qu’elle ne m’aurait jamais dit cela en face...
En fait, les jeunes en arrivent à ces remarques violentes sur les réseaux sociaux car pour eux, c’est une autre réalité sociale où l’on fait ce que l’on veut, où personne n’est là pour vérifier ce que l’on dit, et ils se sentent protégés par leurs pseudos. Il y a aussi l’effet de groupe qui démultiplie la puissance d’attaque contre une personne.
A quel âge conseillez-vous le premier smartphone ?
Étant donnés les risques... le plus tard possible ! Il existe un groupe Facebook qui s’appelle « Parents unis contre les smartphones avant 15 ans », qui permet aux parents de se soutenir et de discuter de ce sujet (voir encadré ci-dessous). Cependant, je le vois bien, même à 15 ans, ils ne sont pas mûrs pour utiliser un smartphone avec justesse ! Les règles que l’on pourrait établir, l’adolescent a tendance à les contourner.
En fait, le smartphone n’est pas indispensable. Si l’on a besoin de faire une recherche sur Internet, il y a l’ordinateur. Pour ceux qui disent : « Les autres en ont un, j’en veux un », on peut répondre : « Cela ne veut pas dire que c’est une bonne chose ».
C’est le moment de discuter, de voir en quoi c’est important pour lui de l’avoir, et de lui apprendre à moins se comparer aux autres et à voir que l’on peut être différent : « Si tu as peur d’être mis à part, comment peux-tu sortir du lot autrement ? Par exemple, en étant une personne sympa, à l’écoute, passionnée par quelque chose... Et montrer ainsi qu’on peut être cool sans avoir de téléphone ! » Parfois, les informations dans une classe passent par les groupes sur les réseaux sociaux ; normalement, de vraies amitiés permettront de ne pas rater les informations, qui leur seront transmises.
Pour moi, le smartphone est la porte ouverte à tous les problèmes... Même une amie qui avait donné seulement un téléphone à touches, sans connexion Internet, à son fils de 5e, pour que celui-ci appelle ses parents en cas de besoin, a vu qu’au bout d’un an, il échangeait tout le temps des messages avec une fille ; il était allé au-delà des règles posées par ses parents. De même, on peut se dire : « Mon enfant fait des babysittings, il a besoin d’un téléphone pour être contacté », mais en réalité, il est peu probable qu’il l’utilise uniquement pour cela ! Déjà pour un adulte, il est difficile d’avoir un juste usage du smartphone, alors pour un jeune, c’est peu probable.
Si néanmoins le jeune possède un smartphone, comment l’aider à en avoir un usage raisonné ?
La première chose est d’en avoir un usage raisonné en tant que parents. Montrer à son enfant que c’est le cas, en posant son smartphone avant de passer à table : « Je le laisse, je ne m’en occupe plus », rendra plus légitime le fait de lui dire : « Tu le laisses avant le dîner, je te le rendrai demain matin ». Mettre des limites est indispensable, en fixant des temps précis d’utilisation.
Je dis aux parents : « C’est vous qui êtes légitimes pour poser les règles. Chez vous, ce sont vos règles qui s’appliquent, pas ce qui se fait à l’extérieur. » Ainsi, il n’est pas absurde que l’on dise à l’enfant : « Tant que tu habites chez nous, la règle est de ne pas avoir de smartphone. Quand tu seras parti de la maison, tu pourras te fixer tes propres règles et t’en acheter un si tu le souhaites ». En fait, c’est toute une vision du téléphone qu’il faut réinterroger !
L’utilisation excessive du smartphone vient souvent d’une insatisfaction dans l’existence et la non prise en compte de certains besoins fondamentaux. Que conseillez-vous pour y remédier ?
On peut aider le jeune à découvrir ses talents, à développer ses qualités, à nourrir son estime de soi, comme j’en parle dans mon livre (voir la recension de Révolutionner sa vie affective d’Anne-Sixtine Pérardel dans Zélie n°26). Il y a tant d’activités à découvrir : le sport, la danse, la lecture...
J’observe également que si le jeune se réfugie sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’il est souvent livré à lui-même. Certains parents travaillent beaucoup et comblent ainsi les besoins matériels de l’enfant, mais en fait, l’adolescent a plus encore besoin de relation et de temps privilégiés ! Même quand on prend déjà des temps de qualité avec son enfant, on peut proposer des activités et des sorties ensemble, où on invite les copains : cinéma, restaurant, musée, activité sportive... Cela permet de nourrir autrement leurs relations, plus en profondeur.
Cela demande du temps, mais on répond ainsi aux vrais besoins de l’enfant. Un de mes meilleurs souvenirs d’adolescente, ce sont des travaux réalisés dans une maison de campagne avec mon père... Quand les adolescents connaîtront ce qu’est la vraie relation, la vraie amitié, ils en auront envie ; et ils s’en ficheront, du smartphone ! Propos recueillis par Solange Pinilla
Un groupe pour échanger entre parents
Il y a six mois, Marie-Alix Le Roy a créé le groupe Facebook « Parents unis contre les smartphones avant 15 ans », qui compte plus de 9000 membres... Signe que la préoccupation prend de l’ampleur. Elle a fondé ce groupe après avoir entendu sa fille de CM1 rapporter des mots crus entendus à l’école, d’un enfant qui avait vu un film pornographique avec son grand cousin. La mère de famille souhaite susciter un changement des mentalités : si plusieurs enfants par classe ne possèdent pas de smartphone, la pression sociale du « Tout le monde en a un » baissera. « Certains parents me disent avoir fait une grande marche arrière entre le premier enfant et le deuxième par exemple, après avoir constaté les ravages », raconte-t-elle. S. P.
Lire le reste de Zélie n°50 - Mars 2020
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