Le sens du rangement
Le succès des livres de la consultante en rangement japonaise Marie Kondo – La magie du rangement (First éditions) et Ranger, l’étincelle du bonheur (Pygmalion) -, vendus à plus de 5 millions d’exemplaires dans le monde, donne l’occasion de réfléchir aux enjeux psychologiques du rangement et de recueillir quelques conseils pratiques auprès de Laure Mestre, conseillère en agencement et décoration – decoatouslesetages.fr –, pour ranger seul, en couple ou en famille.
Que signifie ranger et pourquoi faut-il ranger ?
Laure Mestre : Il existe deux principales définitions : la première est de « mettre quelque chose à un endroit donné », donc ranger un objet ; la seconde de « mettre de l’ordre dans un lieu », donc ranger une pièce. Il faut distinguer le rangement du tri.
Derrière la question « Pourquoi ranger ? » il y aussi « Pour qui ranger ? ». Faire le ménage pour avoir un logement sain n’est possible que si le lieu est mis en ordre. On range pour soi-même, afin de pouvoir rapidement retrouver ses affaires et montrer une maison soignée qui reflète sa propre personnalité.
On range aussi pour son entourage : par égard pour lui, par devoir d’exemple envers les enfants si on en a, mais aussi pour pouvoir se faire aider en cas de coup dur – si une aide-soignante ou une aide ménagère viennent par exemple –, et pour les générations suivantes qui devront vider la maison du défunt.
Quelles sont les méthodes de rangement actuelles ?
Deux principaux courants se distinguent : d’une part, la méthode KonMari de Marie Kondo, qui consiste lors d’un « marathon du rangement » à tout ranger en une seule fois, ce qui permet de repartir d’une page blanche avec un regard neuf, mais demande énormément de motivation et d’énergie. D’autre part, la « méthode des petits pas », qui consiste à découper une grande tâche en petites tâches faciles, formant des habitudes quotidiennes. La méthode FlyLady s’apparente aussi à la mise en place d’habitudes routinières qui, mises à bout à bout, contribuent au bien-être.
Il vaut mieux faire sa propre méthode en fonction du temps dont on dispose, et concilier le rangement quotidien avec le grand rangement d’une pièce de temps en temps, par exemple.
Quelle est la mesure pour ne pas être obsédé par le rangement ni se laisser dépasser par le désordre ?
Si le rangement se transforme en névrose, il faut parfois mettre cette obsession en sourdine, car le rangement est une lutte constante : une table vide se trouve souvent rapidement recouverte ! L’idée n’est pas de transformer son intérieur en une vitrine ou en une photo de magazine de décoration. De plus, on peut difficilement empêcher les enfants d’étaler leurs jouets – utiliser des corbeilles pour éviter l’éparpillement peut être alors un bon compromis.
Cependant, il y a deux limites à ne pas franchir : ne plus s’y retrouver du tout et perdre du temps à chercher, et gêner l’entourage. Je constate ainsi dans mon métier qu’on ne prend pas suffisamment en compte les sentiments des enfants qui peuvent être gênés par le désordre.
Le critère de Marie Kondo pour garder ou se séparer d’un objet est la joie qu’il procure à son propriétaire. Qu’en pensez-vous ?
Ce critère de tri – plutôt que de rangement – s’inscrit dans le wabi-sabi, une démarche philosophique japonaise qui valorise la simplicité, la fluidité, l’harmonie et le dépouillement. Je trouve ce critère beau et positif, mais pas très réaliste. Je propose deux conditions : d’abord l’aspect pratique, utile et fonctionnel ; puis le critère esthétique : le beau, qui contribue au bien. Ainsi une housse de couette, qui prend quand même 3 m2 de la surface visible d’une chambre, doit être choisie en fonction de sa beauté, tout comme les torchons...
Marie Kondo donne un certain nombre de conseils : ranger par catégorie d’objets davantage que par emplacement, plier et ranger les vêtements à la verticale, jeter les emballages des objets... Quels sont les vôtres ?
Concernant le rangement des vêtements à la verticale, je trouve cela très pratique et malin. Sinon, mon conseil de base est de ranger au plus près de la zone d’utilisation pour gagner du temps et économiser ses gestes ; par exemple, ranger les draps dans la chambre concernée. Ensuite, avoir tout simplement des espaces de rangement adaptés et accessibles ; lutter contre l’éparpillement, avec des paniers ou corbeilles pour les produits de toilette par exemple ; toujours préférer les tiroirs, où l’on voit les choses par le haut, aux placards à portes.
Sinon, aménager les placards avec des demi-étagères, placées entre deux étagères trop espacées, ou avec des boîtes sans couvercle. Enfin, comme le désordre revient sans cesse, mieux vaut se fixer des objectifs atteignables : par exemple, jeter les journaux une fois par semaine.
Comment donner à un enfant le goût de l’ordre, tout en sachant être tolérant si sa chambre n’est pas impeccablement rangée ?
L’écrivain Daniel Pennac dit qu'« une chambre d’enfant à ranger, c’est une vie à construire » ; c’est en effet dans sa chambre qu’il va se construire personnellement. On peut donner le goût de l’ordre à un enfant par l’exemple donné dans le reste de la maison, ainsi que par l’habitude : par exemple, tous les soirs, on range les jeux, de la même façon qu’on ne saute pas un repas.
On montre comment ranger, dans des tiroirs à sa hauteur par exemple, et dans des rangements faciles d’utilisation et compréhensibles, par exemple grâce à des étiquettes ou à des dessins. On fixe des objectifs précis : plutôt que de dire « Range ta chambre », mieux vaut expliquer, comme le propose la conseillère en organisation Laurence Einfalt : « Je considère que ta chambre sera rangée quand... [tu auras mis tes chaussettes au linge sale et tel jouet dans la caisse correspondante.] »
Le rangement fait partie de l’éducation, qui sert à donner un cadre : à nous d’en fixer les limites. La chambre reste l’espace d’intimité de l’enfant, aussi ne faut-il pas être trop intrusif. Le minimum est que le ménage puisse être fait dans la chambre et que les affaires de l’enfant n’empiètent pas sur l’espace du reste de la famille – cela peut être l’espace du frère ou de la sœur dans la même chambre.
Que dit le rangement sur nous-même ?
Le rangement dit beaucoup sur ce que l’on est. Un caractère fantasque pourra donner lieu à un rangement fantaisiste, tandis qu’un esprit cartésien se reflétera dans un rangement plus logique. Encore faut-il avoir les espaces de rangement adaptés et ne pas trop porter le poids des habitudes. En tout cas, des études scientifiques ont montré d’importantes connexions entre l’environnement et la personnalité ; dans un espace encombré ou désordonné, on observe une baisse de la capacité à se concentrer et à traiter l’information.
Le rangement a-t-il un lien avec l’estime de soi, ainsi qu’avec le respect que nous portons aux objets ? Le laisser-aller personnel va en effet de pair avec le laisser-aller dans la maison. Le désordre peut engendrer de la culpabilité : neuf fois sur dix, mes clients disent en m’accueillant chez eux : « Je suis désolé, je n’ai pas rangé... ». Cela peut aller jusqu’au fait de moins inviter chez soi à cause du désordre. Concernant le respect voire la gratitude que l’on peut porter aux objets, évoqués par Marie Kondo, cela s’inscrit dans la culture japonaise ; pour nous, les objets sont sans âme, mais méritent néanmoins une attention particulière, par respect pour l’artisan par exemple. Ranger, c’est aussi mettre en valeur les objets. Le rangement permet-il de mieux maîtriser son espace de vie, d’habiter sa maison pour mieux s’y ressourcer ?
Tout à fait. Ranger permet de gagner de la place et du temps et d’être ainsi plus serein. Un espace rangé paraît plus grand, plus fluide, plus lumineux, ce qui est bon pour le moral. Concernant le fait d’habiter son espace de vie, j’ai travaillé sur la décoration pour les aveugles et pris conscience de l’importance, pour les voyants également, que chaque chose soit à sa place, que l'on ne puisse pas heurter un coin de table...
Par ailleurs, Marie Kondo conseille de visualiser son mode de vie idéal avant de se lancer dans le grand rangement. On peut aussi visualiser son intérieur rangé, pour que cette image soutienne l’effort. En quoi avoir un intérieur rangé va-t-il changer ma vie ? Parfois, commencer par mettre les choses dans des placards peut être une étape de motivation pour respirer, en attendant d’avoir plus de temps et d’énergie pour ranger l’intérieur des placards.
Le rangement touche-t-il à notre dimension spirituelle, notamment par notre capacité à désencombrer notre vie ?
En effet, refuser la consommation à outrance, se libérer par le tri et se concentrer sur l’essentiel vont souvent de pair avec la sobriété et l’esprit de pauvreté. Laurence Einfalt propose dans Se simplifier la vie (Eyrolles), parmi les questions à se poser pour garder ou non un objet : « Est-ce qu’il fait de moi quelqu’un de meilleur ? » Ranger contribue à avoir un rapport sain aux biens matériels : ne garder que ce qui est vraiment utile – pas de « au cas où » – et beau, ce qui élève l’âme. Ranger permet aussi de mieux se maîtriser, d’être plus disponible pour soi ou pour les autres. Cela apaise le cadre général de la famille et améliore la façon d’accueillir autrui.
Parmi ses 52 prières pour femmes actives, Patricia Wilson propose celle-ci : « Saint-Esprit, viens maintenant et, dans les profondeurs de mon cœur, amorce ton processus de remise en ordre. Commence à balayer dans les coins les plus sombres, passe au peigne fin tous les placards bondés, et souffle sur chaque recoin de mon âme qui demeure encore dans l’obscurité. » • Propos recueillis par Solange Pinilla
Article paru dans Zélie n°17 (Février 2017)
Crédit photo : Anthony Delanoix/Unsplash.com CC