En famille avec un enfant différent
Devenir parents d’un enfant en situation de handicap est un bouleversement. L’ensemble des relations familiales est également impactée. Suite à la Journée internationale des personnes handicapées, le 3 décembre, zoom sur deux défis : préserver le couple conjugal et être attentif aux émotions et aux besoins des éventuels frères et sœurs.
Anne Juvanteny-Bernadou connaît bien le lien entre handicap et famille : coach et thérapeute familiale, elle est mariée et mère de deux enfants : Flavie, 15 ans, et Julia, 11 ans, atteinte d’une maladie orpheline et souffrant de troubles de la sphère autistique. Elle vient de publier un livre, Accueillir un enfant différent en famille. La résilience familiale face au handicap (Eyrolles), où elle témoigne de son parcours, de celui d’une vingtaine de familles qu’elle a interrogées, et donne quelques pistes pour vivre au mieux ce chemin difficile et être heureux malgré tout.
« Mon mari et moi avons la chance de faire partie des 20% de couples qui « survivent » au handicap de l’enfant, et sans doute des encore moins nombreux qui n’ont pas sacrifié le couple sur l’autel de la parentalité, raconte Anne Juvanteny-Bernadou. Cela n’a pas été sans difficultés ni surtout sans efforts. »
En effet, si dans la plupart des familles, le couple parental prend à certains moment le pas sur le couple conjugal, tant le fait d’être père ou mère nécessite temps et énergie, cette tendance est démultipliée chez les parents d’enfants en situation de handicap. Le handicap s’installe dans leur quotidien, et peut-être durablement, si l’enfant ne devient jamais autonome. « Les tentations sont grandes : celle de ne plus penser qu’au travers du handicap, de s’engager dans la voie du sacrifice... autant que celle de tout laisser tomber en s’enfonçant dans la colère ou la dépression ou bien en fuyant le couple, la famille ou encore en rejetant l’enfant différent », affirme Anne Juvanteny-Bernadou.
Parmi les principales raisons qui provoquent l’éloignement dans le couple, se trouve le décalage du rythme ou de la manière d’appréhender le handicap de l’enfant. S’il y a inévitablement dans un premier temps un chemin solitaire pour accepter la différence de l’enfant, le couple parental doit cependant être d’accord pour prendre les mesures adaptées pour l’enfant et la famille. Or, si l’un des deux parents n’a pas encore accepté le handicap ni partagé ses émotions et sa vulnérabilité, l’écart peut se creuser : « Il ne s’agit pas d’être au même niveau mais plutôt de ne pas être dans un écart trop important », souligne la thérapeute.
La différence de rythme de chaque parent peut également creuser un fossé : « On observe ainsi parfois l’un des conjoints supporter toute la famille sur le plan logistique, tandis que l’autre disparaît (souvent en surinvestissant son travail ou ses loisirs), au prétexte d’assurer la sécurité matérielle. Tout repose ensuite sur l’endurance et la patience de celui qui porte... et cela se termine souvent par l’explosion du couple. »
Parfois, le couple devient uniquement un couple parental, une équipe pour faire face à la situation ; mais cela peut mener à une fusion où les besoins de chacun ne sont pas pris en compte. Ainsi, Gilles et sa femme, cités dans le livre et parents de Lucile, 20 ans, ont choisi courageusement depuis le début d’organiser la prise en charge de Lucile hors des institutions, qui ne leur semblaient pas adaptées ; ils se sont partagés les horaires et les tâches 24h/24. Aujourd’hui, ils ressentent un sentiment d’étouffement au sein du couple : « Le besoin de demander l’autorisation à l’autre d’aller passer une demi-journée à se balader, à 47 ans, pour aller faire pipi... »
Heureusement, la séparation du couple n’est pas une fatalité et l’épreuve peut même souder le couple : le conjoint est la personne la plus à même de comprendre ce que l’on vit ; on découvre quelqu’un sur qui on peut compter ; quand l’un des conjoints baisse les bras, l’autre prend le relais.
Un moyen de préserver son couple est de faire ensemble le deuil de la vie « normale », mais pas celui de la vie : passé le choc des premiers mois, on peut parler des possibilités d’adaptation et d’intégration sociale de l’enfant en situation de handicap, mais aussi de « ce à quoi on va devoir renoncer (des vacances au bout du monde par exemple), ce qu’on peut conserver (une activité professionnelle avec des déplacements ? notre passion pour le kitesurf ?) et ce qu’on peut mettre en place et qui maintenant nous séduit (s’engager dans une activité associative pour changer le monde pour notre enfant ?) ». Prendre soin de son couple conjugal est possible, du café en journée aux vacances à deux, sans prendre le prétexte du handicap de l’enfant pour y renoncer.
Enfin, si le père et la mère s’entendent bien et sont bienveillants, « l’enfant différent peut alors se sentir accepté tel qu’il est, les autres enfants n’éprouvent pas la nécessité de s’effacer ou de se taire pour amoindrir les difficultés ou la souffrance de leurs parents ».
De fait, accorder à chaque enfant d’une fratrie la place et l’attention qu’il mérite dans la famille, quand l’un d’eux est différent, est un vrai défi. « Je pense profondément que l’enfant différent peut être un écueil autant qu’une chance dans la vie de ses frères et sœurs et que cela dépend, en grande partie, de nous » déclare la mère de Flavie et Julia.
Les frères et sœurs d’un enfant différent peuvent souffrir d’un manque d’attention de la part de leurs parents. Ce manque est difficile à exprimer pour l’enfant et à entendre pour les parents, et peut donc provoquer des tensions. De plus, l’enfant non handicapé peut se faire tout petit pour ne pas déranger son père et sa mère, et nier parfois ses propres besoins, se « suradaptant » aux autres. Dès lors, ses émotions non exprimées – colère, tristesse, culpabilité, et celles plus inavouables comme la honte ou la haine - peuvent se traduire par des problèmes de sommeil, de santé ou des difficultés scolaires. Hormis une écoute active des parents et de l’entourage, « l’aide de professionnels permet alors de mettre en mots des émotions qui peuvent devenir envahissantes. »
Un mécanisme se met également souvent en place : la parentalisation de l’enfant ou de l’adolescent non handicapé, qui est amené à prendre des responsabilités qui ne sont pas en rapport avec son âge et sa maturité psychologique et émotionnelle. Cependant, pour Anne Juvanteny-Bernadou, échapper totalement à ce mécanisme est illusoire : « Nous avons besoin d’être aidés dans notre famille et à l’extérieur de la famille. Alors : oui, nous parentalisons parfois nos enfants en leur demandant d’assumer des responsabilités d’adultes : « Surveille ton frère ou ta sœur », « Aide-le à manger ou boire », etc. J’invite tous les parents à déculpabiliser à ce sujet, car un parent vivant et en suffisamment bonne forme est toujours un meilleur parent que celui qui est épuisé ou mort ! Ce qui ne veut pas dire qu’il faut en abuser ou ne pas être conscient du caractère exceptionnel de ce que nous vivons tous, chacun à notre place dans la famille. »
Il est nécessaire que les enfants qui aident leur frère ou leur sœur en situation de handicap puissent dire quand la tâche leur semble trop lourde. De même, il n’est pas adéquat de penser que l’enfant porteur de handicap sera hébergé ou pris en charge par ses frères et sœurs quand ses parents seront décédés. Mieux vaut aborder ce sujet rapidement, plutôt que de laisser planer un non-dit.
Si les frères et sœurs d’un enfant handicapé sont parfois tentés, par fausse loyauté, d’échouer là où celui-ci ne peut réussir – par exemple, ne pas avoir le bac car leur grande sœur handicapée ne l’a pas eu –, on peut néanmoins constater chez les familles résilientes des personnalités altruistes et pleines de vitalité.
Lucy, sœur de Pauline, 34 ans et Xavier, 32 ans, en situation de handicap, affirme : « Malgré cette difficulté, il y a beaucoup d’amour, beaucoup de joie, beaucoup de lien familial, vraiment le handicap nous a soudés. Nous sommes tous un peu handicapés dans la vie et nous disposons tous de la force de le surmonter. » Elise Tablé
Un accompagnement humain et spirituel pour les familles
• Les couples peuvent rejoindre des mouvements et groupes pour époux (Equipes Notre-Dame, Alpha Couples, Cana, Domus Christiani...) ou suivre des retraites pour couples, mais il existe également des week-ends à deux organisés par l’Office chrétien des personnes handicapées (OCH). • Pour les frères et sœurs à partir de 7 ans, l’OCH organise des journées de ressourcement, et un parcours de 5 séances à Paris. • Enfin, les communautés Foi et lumière proposent à tous des rencontres régulières.
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