La gratitude, école de vie
Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu ? Cette vertu fondamentale qu’est la gratitude est aujourd’hui valorisée par la recherche en psychologie. Cela n’est peut-être pas un hasard : ne sommes-nous pas faits pour louer et aimer, plutôt qu'être uniquement repus ? Quelques astuces permettent de travailler cette précieuse attitude, bienfaisante pour toute la société.
Cela nous est sans doute déjà arrivé : apercevoir un sans-abri en hiver et penser « J’ai de la chance, en fait, d’avoir un toit où dormir » ; rencontrer une personne en fauteuil roulant et constater « Je ne me rends même pas compte que j’ai des jambes pour marcher » ; ou encore, après l’assassinat du Père Jacques Hamel en juillet 2016 : « En réalité, nous avons de la chance d’aller à la messe sans penser que cela pourrait être la dernière ! »
Alors que nous considérons tant de dons comme choses normales et dues, cette insensibilité n’est pas une fatalité. « Lorsqu’on manque d’argent ou de santé, explique Florence Servan-Schreiber dans son livre à succès 3 kifs par jour (Marabout), il nous est presque impossible de ne pas y penser, alors que nous les oublions dès que tout va bien. Tous deux contribuent au bonheur, mais en négatif. Seule la gratitude que nous éprouvons de détenir l’un et l’autre contribuera à nous rendre heureux. »
La gratitude – ou reconnaissance – peut être définie par la conscience de ce que l’on doit à autrui, ainsi que par le sentiment qui l’accompagne. Cette gratitude peut participer grandement à notre épanouissement.
En effet, comme l’affirme le professeur de psychologie Sonja Lyubomirsky dans son livre Comment être heureux et le rester (Marabout), notre capacité à être heureux dépendrait à 50% de notre prédisposition génétique – notamment selon la longueur du gène 5HTT , qui active les transporteurs de sérotonine –, à 10% seulement des facteurs extérieurs de notre vie, et à 40% de notre comportement et du regard que nous posons sur les événements traversés : une part non négligeable, la seule sur laquelle nous avons prise !
Dès lors, rien d’étonnant à ce que les études scientifiques aient mis en évidence que la pratique de la reconnaissance est bénéfique pour le corps et l'esprit, unifiant l'être. Robert Emmons, psychologue américain et spécialiste reconnu de la gratitude, a montré dans une étude publiée en 2003 qu’un groupe qui écrivait un « journal de gratitude » avec uniquement les bonnes nouvelles vécues chaque jour, était au bout de trois semaines beaucoup plus enthousiaste, heureux, détendu, créatif, ouvert aux autres et en bonne santé que les deux autres groupes qui avaient noté tous les événements, tristes ou joyeux, ou seulement tristes.
En 2001, une étude faite à partir de lettres de religieuses dans le Minnesota sur plusieurs décennies a également prouvé que les religieuses dont les écrits exprimaient le plus l’émerveillement ou la gratitude avaient vécu en moyenne 7 ans de plus que les autres.
La gratitude est une vertu naturelle et accessible à tous. Jésus le suggère quand il dit : « En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Matthieu 5, 47) Et si nous devons pardonner à ceux qui nous ont offensés, il est encore plus fondamental de remercier ceux qui nous ont fait du bien.
Jésus déplore notre ingratitude, par exemple lorsque sur dix lépreux guéris, un seul – un Samaritain – revient lui rendre grâce : « Tous les dix n’ont-ils pas été purifiés ? Les neuf autres, où sont-ils ? Il ne s’est trouvé parmi eux que cet étranger pour revenir sur ses pas et rendre gloire à Dieu ! » (Luc 17, 17-18)
N’est-ce pas notre nature profonde de créature de Dieu que de bénir notre Créateur et les personnes qui nous entourent ? Remercier Dieu, quel que soit notre place sur terre, montre que tout ce que nous avons, nous l’avons reçu de Lui, comme le souligne le cardinal Robert Sarah dans son livre Dieu ou rien (Fayard) : « Dans ma vie, Dieu a tout fait ; de mon côté, je n’ai voulu que prier. Je suis certain que le rouge de mon cardinalat est vraiment le reflet du sang de la souffrance des missionnaires qui sont venus jusqu’au bout de l’Afrique évangéliser mon village. »
Dans un autre registre, il est toujours émouvant de voir, lors des remises de récompenses comme les Césars ou les Oscars du cinéma, les lauréats remercier leurs proches et leurs collègues ; si cela touche une corde sensible chez le spectateur, c’est peut-être parce que cela éveille en lui un élan de gratitude, éventuellement enfoui.
Concrètement, comment peut-on exercer sa reconnaissance ? Un moyen connu, conseillé par le fondateur de la psychologie positive Martin Seligman, est celui du « journal de gratitude ». Sur le marché arrivent même des carnets dédiés à cette activité, tels que le Carnet de gratitude publié par Christie Vanbremeersch chez First éditions, ou Merci : mon carnet de gratitude d’Anne-Solange Tardy et Marie Bretin (Solar).
Un simple carnet vierge fera aussi l’affaire. Chaque soir, on peut noter trois moments ou sensations de bonheur de la journée – le sommeil sera de surcroît plus profond et plus réparateur.
Martin Seligman distingue deux sortes de temps de bonheur : les plaisirs et les moments de grâce. Les premiers sont des instants stimulants qui éveillent nos sens et nos émotions, sans réflexion particulière : le goût des frites croustillantes, l’eau chaude qui coule sur la peau, le parfum des jonquilles, un frisson en écoutant un concerto de Bach, un câlin avec son bébé, la sensation de confort en s’asseyant sur le canapé au retour du travail...
Toutefois, comme le souligne Florence Servan-Schreiber, « la seconde gorgée de bière n’a déjà plus le même goût que la première et nous nous lasserons d’une chanson trop entendue ». Varier et espacer les plaisirs et les vivre en pleine conscience ou dans un instant de totale réceptivité, permet de mieux en profiter et donc ensuite d’en éprouver une plus grande gratitude.
La deuxième sensation de bonheur que nous pouvons éprouver et consigner dans le journal de gratitude est ce que Martin Seligman appelle « le moment de grâce ». C’est un temps où l’on est absorbé dans une activité à tel point que le temps est comme suspendu. On est engagé sans effort tout en éprouvant la sensation de contrôler ses actions. Cela peut être un moment de lecture, de promenade, de partage, de travail, de rire... Ces expériences optimales renforcent notre individualité et sont valorisantes.
On peut également noter « Je suis content de ne pas... », ce qui permet d’apprécier ce que l’on a. Une fois ces plaisirs et moments de grâce repérés, l’expérience continue en célébrant ceux-ci. Laisser monter le désir de dire merci, sentir que la source de ce bien-être vient d’en-dehors de nous-mêmes, et l’écrire : « Merci Seigneur ! » Cela permet de discerner la trace de Dieu, source de tout bien, dans nos vies.
On peut aussi, bien sûr, remercier directement les personnes qui nous ont donné du bonheur, en s’exprimant via une parole, un message, une lettre ou encore un cadeau, selon ce qui nous semble le plus adapté.
Au lieu d’attendre les discours d'obsèques de ces personnes pour le faire, écrivons-leur toutes les raisons qui nous font éprouver de la gratitude à leur égard : merci à nos parents pour ce qu’ils nous ont transmis, merci à notre conjoint pour son amour, merci à cette amie pour sa présence, merci à cet instituteur qui instruit mon enfant, merci à tel média qui nous apporte tant de contenus intéressants... Merci, que l’on ait reçu gratuitement ou en mettant la main à la poche.
Si la personne est décédée, écrire cette lettre fait déjà du bien, et remercier Dieu pour ce qu’elle nous a apporté, ainsi que prier pour elle, sont de belles manières d’exprimer sa gratitude. Un autre moyen est celui que Florence Servan Schreiber réalise régulièrement avec son mari et ses enfants : un tour de table de ce qu’elle appelle ses « kifs », et une fois par an avec un groupe d’amis proches.
Saint Ignace de Loyola propose ceci dans ses Exercices spirituels – et de fait, il y a dans la gratitude quelque chose de l’exercice : « me remettre en mémoire les bienfaits reçus : ceux de la création, de la rédemption et les dons particuliers, pesant avec tout mon cœur tout ce que Dieu notre Seigneur a fait pour moi et tout ce qu’il m’a donné de ce qu’il a, et ensuite que le Seigneur lui-même désire se donner à moi, autant qu’il le peut, selon son divin dessein. » La gratitude appartient en effet à une dynamique plus large, celle de l’amour : recevoir, s’approprier, puis donner. C’est pour cette raison que la gratitude est une bonne façon de prévenir le burn-out, qui épuise la personne car elle n’a pas eu ou pris le temps de recevoir, ou d’intégrer les dons reçus, comme l’explique le Père Pascal Ide dans Le burn-out, une maladie du don (à lire : "Prévenir le burn-out maternel").
Nous avons tous besoin les uns des autres, dans la joie comme dans l’épreuve ! De fait, la gratitude n’a pas vocation à évacuer la souffrance ou la mort, mais bien à les prendre en compte pour y faire jaillir l’espérance et la vie !
L’utilité sociale de la gratitude s’impose également : dans une société où l’on respecte l’autre – le parent, le grand-parent, le professeur, l’élève, le médecin, l'aide-soignant, le boulanger, le maire, l’éboueur, le patron, l’employé... –, parce que l’on sait ce qu’on lui doit, en dépit de ses limites, l’entraide et la transmission sont favorisées.
Alors, prêtes à commencer la journée par dix minutes de chants de louange et à la finir par cinq minutes de journal de gratitude et de prière d’action de grâces, avec entre les deux beaucoup d’amour reçu et donné ? • Solange Pinilla
3 conseils pour éduquer un enfant à la gratitude
1 Commencer tôt. « Merci » est l’un des premiers mots à apprendre à son enfant : plus tôt l’habitude est prise, mieux c’est ! Lui expliquer le sens de ce mot ; même s’il ne comprend pas encore, il sent qu’il s’agit de respect et de réciprocité. Eduquer à la gratitude passe par de petits gestes, comme l’aider à écrire une lettre à ses grands-parents ou à sa marraine pour remercier d’un cadeau, ou l’écrire à sa place et lui expliquer ce qu'est la reconnaissance. Le faire participer aux tâches domestiques, quand il est assez grand, permet aussi de le sensibiliser à la gratuité des actes et à la joie de rendre service.
Pour autant, mieux vaut accepter l’idée qu’un enfant ne se rendra jamais compte de tout ce que ses parents ont fait pour lui : comme nous par rapport à Dieu, qui donne en surabondance ! De la même façon, nous sommes les « débiteurs insolvables » de nos parents, même si nous pouvons leur redonner un peu de ce que nous avons reçu en veillant sur eux dans leur grand âge.
2 Mettre en garde contre l’ingratitude. Etre reconnaissant, c’est aussi respecter le don ou le prêt d’autrui : rendre un objet prêté en bon état, ou un lieu dans la propreté où on l’a trouvé... Dans une société consumériste, il faut néanmoins apprendre à ne pas gâcher, par exemple à ne pas jeter la nourriture pour laquelle des personnes ont travaillé, et que Dieu nous donne – c’est le sens du bénédicité.
3 Apprendre à redonner ce qu’on a reçu. Sensibiliser le jeune au fait que recevoir beaucoup implique aussi de donner beaucoup par la suite. Par exemple, servir comme chef scout après tant d’années où il a reçu comme jeune scout... Ou plus tard dans sa paroisse, s’engager d’une façon ou d’une autre, plutôt que venir seulement « consommer ». • S.P.
Article paru dans Zélie n°19 (Avril 2017)
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